L'envol des tourterelles
substituant à lui. Que les violoncellistes ne pouvaient cacher leur souffle et leur rythme, et qu’elle savait s’ils étaient de bons amants à la façon dont ils tenaient l’archet pour caresser les cordes du violoncelle, à la façon dont ils respiraient ou au contraire cessaient de respirer pour entourer les sons de silence, et à la façon qu’ils avaient d’ouvrir ou de fermer les yeux selon les passages musicaux. Et elle avait toujours eu raison. Si elle les avait tous choisis en se fiant à son instinct de musicienne, la femme qu’elle était n’avait jamais été déçue, n’en déplaise à ceux qui ne pouvaient comprendre.
– Est-ce que tu essaies de me dire que tu aurais eu certains rapports avec plusieurs musiciens?
– Je n’essaie pas de te le dire, mon Élisabeth adorée, je t’en informe.
Élisabeth pinça les lèvres, prit Agnès, qui avait toutes les difficultés du monde à garder les yeux ouverts, et alla la coucher dans le petit lit de jour, installé dans le salon, près de la fenêtre, pour que sa fille soit avec eux même quand elle faisait une sieste. Quant au vrai lit, plus grand, il était dans la chambre, véritable refuge pour tous les animaux en peluche qui, imparfaits, n’avaient pu trouver d’acheteur. C’est ainsi que le chat était amputé de la moitié de ses moustaches; que l’ourson avait un œil qui pendait au bout d’un fil; le lapin, une oreille plus courte que l’autre; le chien, une patte mal rembourrée; l’éléphant, une défense arrachée; le canard, un troufignon asymétrique. C’est Nathaniel qui avait commencé la collection le jour où, avant la naissance d’Agnès, il était rentré avec un énorme lion acheté à Los Angeles, ne découvrant qu’en le sortant de la boîte, dont le dessin imitait une cage de cirque, que la queue avait perdu sa touffe de poil. Nathaniel en avait été tellement chagrin, ne pouvant échanger l’animal, qu’il avait décrété que c’était un signe et qu’il allait rechercher les animaux imparfaits.
«C’est vrai, ma
lunia
, il doit y en avoir plusieurs.»
Et il avait eu raison, s’amusant d’autant plus de cette décision sans fondement que les marchands de jouets les lui offraient toujours à rabais.
«Penses-tu que c’est mon petit côté juif qui m’a fait découvrir ce filon?
– Non, Nathaniel. Ton petit côté juif aurait trouvé des animaux parfaits et les aurait payés à moitié prix. C’est plutôt ton côté artiste trop sensible qui te les fait acheter.
– Je fais plus que les acheter, Élisabeth. Je les recherche! Je suis le Joséphine Baker des animaux depeluche. Maintenant, ce que j’aimerais trouver, c’est un petit cochon rose avec une queue raide au lieu d’une queue en tire-bouchon.»
Agnès s’endormit profondément.
– Tu as vu, Florence? Elle est incroyable. Elle s’endort toujours si rapidement et si profondément que c’est tout juste si elle a le temps d’entendre les petites pièces de Mozart que je lui fais jouer.
Élisabeth observa longuement sa fille, cherchant à trouver la petite chose qui aurait pu être différente de la veille, un bouton de chaleur ou une petite rougeur. Florence les observait toutes les deux, émue à l’idée qu’Élisabeth, Nathaniel et Agnès étaient maintenant sa seule famille. Les chagriner était ce qu’elle redoutait le plus et elle savait qu’elle allait le faire en leur annonçant qu’elle avait quitté Juilliard. Comment allait-elle leur expliquer sa reconnaissance? Quels mots allait-elle choisir pour faire comprendre qu’elle voyageait depuis dix ans, qu’elle avait joué avec les plus grands chefs du monde, qu’elle avait remporté le premier prix du Concours international de Violon alors qu’elle n’avait que vingt et un ans, qu’à Juilliard on lui promettait un brillant avenir de concertiste et que c’est justement ce qui l’avait éteinte? Elle savait qu’une brillante concertiste était toujours seule, ne faisait partie d’aucun orchestre, d’aucun groupe, était davantage connue pour son coup d’archet et son répertoire que pour elle-même. Elle sourit intérieurement, s’amusant de l’idée qu’il était notoire, dans les milieux musicaux de New York, qu’elle avait un faible pour les violoncellistes. Elle espérait que cette lubie soit mise sur le compte de son originalité d’artiste. Élisabeth allait certainement s’affoler, craignant pour son avenir, mais la musiquen’avait enrichi
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