L'envol des tourterelles
que peu de gens. Les musiciens de son âge exerçaient presque tous un autre métier. Élisabeth était convaincue qu’elle était à la tête du peloton et que l’événement le plus extraordinaire de sa carrière était cette offre de Deutsche Grammophon de lui faire enregistrer deux concertos sous la direction du chef de l’orchestre philharmonique de Berlin, le célébrissime Herbert von Karajan. Élisabeth n’en n’avait plus dormi, au grand amusement de Nathaniel qui n’avait cessé de la taquiner, lui disant s’inquiéter de sa femme dont Karajan semblait occuper les nuits.
«Ce n’est pas Karajan qui m’empêche de dormir. C’est toute la musique allemande. Il ne t’arrive jamais de penser à ces musiciens qui, comme ce
Herr
Schneider qui a occupé une chambre de notre appartement pendant la guerre, avaient troqué leurs instruments de musique contre des armes?
– Mais oui, ma
lunia
. C’est certain que j’y pense, et j’en ai encore la nausée. Mais la vie nous fait faire de drôles de choses. Ton frère Jerzy avait lui aussi déposé son archet et ramassé un fusil.
– Ce n’était pas pareil; Jerzy défendait son pays. Tu te rends compte? Florence, une petite Montréalaise, va enregistrer un disque avec Karajan. Ce sera comme un immense pied de nez de Tomasz et Zofia Pawulscy. Surtout de ma mère, dont j’ai appliqué les principes pédagogiques à Florence.»
Florence suivit Élisabeth à la cuisine pour l’aider à préparer le souper. La famille allait fêter la Saint-Jean-Baptiste et souligner la fin des études de Stanislas, qui avait obtenu son diplôme de comptable. Florence appréhendait un peu cette réunion qui précédait le départ de Stanislas, décidé à rentrer au Manitoba. LesAucoin souffriraient de le voir partir, non parce que l’Ouest était mauvais, mais parce qu’ils se sentiraient doublement abandonnés, Nicolas ne leur ayant jamais écrit. Florence y voyait davantage la crainte des remontrances que de la méchanceté.
Depuis la naissance du bébé, Élisabeth avait continué à diriger les Archets de Montréal, emmenant Agnès dans un couffin qu’elle posait sur une table à côté d’elle. Elle était resplendissante et Florence comprenait l’immensité de l’amour qu’elle avait dû porter à Denis pour avoir accepté d’être privée de maternité. Florence pensa à Nathaniel, qui était vraiment le père qu’elle avait souhaité. Un chef d’orchestre sensible, original et respecté, un mari convoité par toute la gent féminine, et un père adorable qui n’avait pas encore trouvé les mots pour dire la fascination et la vénération qu’il portait à sa fille.
Ils étaient à table et Nathaniel, tenant Agnès sur ses genoux, l’amusait avec un singe qu’il venait de lui offrir et dont l’une des deux mains avait été malencontreusement rabattue et cousue sur l’avant-bras. La petite souriait de ses trois dents, émettant parfois une espèce de gargouillis qui les attendrissait tous. Malgré un plaisir manifeste, Michelle ne réussissait pas à effacer son expression de mater dolorosa. Stanislas avait l’air plutôt malheureux de retourner chez lui, mais il ne cessait de parler de projets pour les épiceries
Aucoin
. Jan l’écoutait religieusement, son neveu ayant eu plusieurs idées fort utiles, dont la standardisation de l’aménagement des étals et des présentoirs de tous les magasins affiliés. Si le départ de Stanislasl’assombrissait, il s’en consolait en se disant que son neveu s’en allait travailler pour lui à la production de ces conserves maison qui étaient très appréciées par la clientèle, les jeunes y voyant une nourriture saine parce que sans produits chimiques, et les plus vieux y retrouvant le goût familier des conserves qu’ils ne faisaient plus depuis longtemps. Jerzy lui avait d’ailleurs offert de s’associer avec lui dès qu’il aurait remboursé ses dettes. Jan n’avait pas voulu lui offrir un prêt, sachant que la fierté de son frère n’avait besoin que de la reconquête de son estime personnelle et qu’il était le seul à pouvoir effectuer cette reconquête.
Les convives étaient plutôt silencieux, chacun absorbé dans ses pensées. Florence pâtissait de minute en minute, cherchant encore la façon d’annoncer qu’elle avait changé ses projets, préférant apprendre aux jeunes à aimer leur violon, fragile comme une petite Agnès, plutôt que de discuter avec des petits-bourgeois
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