L'envol des tourterelles
avait fait une moue de mécontentementaprès avoir donné un petit coup de tête agacé. Le maître de cérémonie n’avait pas cru bon de présenter convenablement Élisabeth, qui, toute femme qu’elle fût, était chef d’orchestre et non chef de cuisine.
Élisabeth leur fit un sourire et leur indiqua le tempo avant de commencer la pièce. Il avait été convenu que l’hymne serait joué et non chanté, mais des convives l’entonnèrent, sans même suivre l’orchestre. Élisabeth se découvrit les dents du maxillaire inférieur tant elle étirait les lèvres, agacée par la cacophonie qui enterrait la musique. Le tout prit heureusement fin et les gens se rassirent sans applaudir le travail des jeunes.
Des serveurs en livrée entrèrent, portant d’une main au-dessus de leur épaule d’immenses plateaux d’argent sur lesquels étaient placées des cloches de métal bien reluisantes. Élisabeth interrogea Florence des yeux afin qu’elle lui indiquât si le service s’achevait. Le maître de cérémonie se leva de nouveau et s’approcha d’Élisabeth pour lui signifier qu’elle pouvait commencer.
– Mais les serveurs font trop de bruit.
– Vous n’êtes malheureusement pas ici pour donner un concert, madame, mais pour créer une atmosphère.
Elle eut un air de résignation et commença. L’homme avait dit vrai. Il n’y eut pas un seul instant de silence et le regard de Florence se noircissait de minute en minute. Quelques applaudissements polis marquèrent la fin de la première pièce. Élisabeth refusa de se tourner pour saluer et enchaîna. Cette fois, une personne applaudit entre deux mouvements, imitée par quelques autres profanes. Élisabeth fit un sourire moqueur aux enfants, qui se déconcentraient peu à peu. La troisième pièce fut accompagnée par les bruits du repas principal: crissements de couteaux dans les assiettes,conversations de plus en plus animées, déplaisants éclats de rire, verres entrechoqués, appels de service. Une colère sourdait dans la poitrine d’Élisabeth, qui décida de ne pas attendre la fin du repas pour inviter les jeunes à partir. Les serveurs n’avaient pas encore fini de desservir les couverts du menu principal que les jeunes se retiraient en silence, en rang bien droit. Étonnamment, personne n’applaudit. Élisabeth se dit qu’ils devaient croire à une pause, mais la pause dura jusqu’à l’autocar, où les enfants prirent place, blessés, mortifiés, insultés, certains n’ayant même pas boutonné leur manteau par un froid fouettant.
Le retour se fit presque en silence. Assise à côté d’Élisabeth, Florence ne cessait de répéter que jamais, jamais plus elle ne jouerait pendant un repas, même si Jean Lesage était là, même si la reine d’Angleterre était là.
– Elle a certainement compris, depuis l’automne dernier, qu’elle n’était pas la bienvenue au Québec. De toute façon, je ne suis pas un fou du roi...
– Florence...
– Je suis une violoniste, moi, pas une saltimbanque. Je suis une artiste et je ne fais surtout pas de la musique d’ambiance. Je suis concertiste et je joue pour être écoutée.
– Ça va, Florence, j’ai compris. Si tu savais combien je suis moi-même déçue. Il va maintenant falloir retourner l’argent et payer l’autobus de ma poche.
– Pourquoi?
– Parce que nous n’avons pas joué les deux dernières pièces.
– Et qui l’a remarqué?
– Moi, et ça me suffit. Florence, oublie l’idée que tu viens d’avoir.
À quelques kilomètres de Montréal, l’autocar dérapa mais le chauffeur fut assez habile pour contrôler le mastodonte et l’immobiliser sur l’accotement. Les enfants poussèrent de petits cris de peur et la fin du trajet se fit à une vitesse de tortue, d’autant plus qu’une fine neige avait commencé à recouvrir la chaussée.
Élisabeth rentra à trois heures du matin, cafardeuse. Elle n’avait pas voulu encourager la révolte de Florence, pâle écho de la sienne. Jamais plus elle ne ferait de «musique d’ambiance», même si le cachet était intéressant. Elle alluma la lampe du salon et vit Denis endormi sur le divan. Elle fondait toujours quand il arrivait sans s’annoncer. Elle s’agenouilla près de lui et lui prit une main qu’elle embrassa jusqu’à ce qu’il s’éveille.
– Quelle heure est-il?
– Trois heures.
– J’étais mort d’inquiétude. À la radio, on a parlé d’un carambolage impliquant sept automobiles et un
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