L'envol des tourterelles
d’enterrement, Jan l’air inquiet et perplexe. Ce n’est qu’en mettant les pieds dans la cuisine et en voyant les ballons et le cadeau posé dans son assiette qu’il se rappela qu’on était le 3 avril et que c’était le jour de son anniversaire. Depuis son arrivée au Canada, il s’était habitué à être fêté ce jour-là et non celui de la fête de son patron, mais il lui arrivait parfois, comme cette année, de l’oublier. Élisabeth arriva quelques minutes après eux, s’excusant de son retard.
– Est-ce que j’ai rêvé ou est-ce que vous étiez chez mes voisins?
Michelle ne répondit rien et se dirigea vers la cuisinière pour tirer un pot-au-feu du four. Nicolas s’assit avec sa tête d’enfant puni et Jan l’imita, jetant un regard désespéré à sa sœur.
Rien ne parvint à égayer l’atmosphère du souper, même pas Élisabeth qui leur lut un petit mot signé par l’épouse du gouverneur général.
– Vous vous rendez compte? Écoutez: «Mon mari m’a demandé, madame, de vous adresser ces quelques lignes pour vous remercier et vous prier d’excuser l’indélicatesse dont nous avons fait preuve à votre endroit. Vos élèves sont plus que charmants, surtout votre premier violon, et ils forment le plus compétent de nos orchestres de jeunes. Encore une fois, merci, et longue vie aux Archets de Montréal.»
Elle jeta un regard ravi autour de la table, mais se heurta à une indifférence comparable à celle à laquelle faisait allusion l’épouse du gouverneur général.
Le souper fut extrêmement ennuyant, assaisonné de soupirs et d’entrechoquements d’ustensiles. Michelle servit enfin le gâteau, mais Nicolas mit tellement de temps à allumer les trente-six bougies que les premières s’éteignaient déjà dans le glaçage fondant. Jan le rassura en lui disant avoir toujours aimé la crème brûlée, alors que Michelle s’impatienta un peu. Nicolas, au grand bonheur de son père, ne versa pas une seule larme.
– Fais un vœu, papa. Et tâche de réussir à les éteindre toutes si tu veux qu’il se réalise.
– Je n’ai jamais réussi. C’est toujours toi qui as fini pour moi.
Jan fut encouragé par le sourire qui venait de réapparaître sur le visage de son fils, aussi dit-il rapidement que son vœu était que la maison qu’ils venaient de visiter leur appartienne. Puis il souffla sur les bougies, mais d’un souffle retenu pour en laisser quelques-unes à Nicolas. Celui-ci ne broncha pas et les regarda s’étouffer dans le glaçage. Jan fut stupéfait et dévisagea Michelle, qui ne semblait pas étonnée de la réaction de son fils. Même Élisabeth demeura muette.
– Est-ce que quelqu’un peut me dire ce qui se passe?
– Il se passe que c’est ta fête, Jan. Pas la nôtre.
– Je ne comprends pas.
– Tu nous arrives toujours les bras remplis de cadeaux. Pour tout et pour rien.
– C’est normal, vous êtes ma famille.
– Si tu veux. Mais nous, Jan, qu’est-ce que nous pouvons
faire pour t’étonner? Qu’est-ce que nous pouvonst’offrir pour te gâter après que tu nous as fait visiter une maison démesurément grande?
Élisabeth s’excusa et passa au salon, prétextant un coup de fil à donner. Michelle découpa et servit le gâteau pendant que Jan s’allumait une cigarette. Nicolas chipota dans son assiette et demanda à son père pourquoi il n’avait pas encore déballé son cadeau. Jan, se sentant pris en défaut, sursauta, arracha le ruban et déchira le papier d’emballage. Sous les yeux inquiets de Michelle et de Nicolas, il ouvrit un coffret de bois de cerisier pour y trouver, enfouies dans du velours rouge, les lunettes de son père, coulées dans du bronze.
– Oh non! Pourquoi est-ce que vous avez fait ça?
Michelle et Nicolas avaient, sans le savoir, brisé le dernier lien qui unissait Jan à la Pologne. Il se sentit le cœur écrasé par sa cage thoracique, et il aurait pleuré s’il avait pu. Comment leur faire comprendre que, moins d’un mois auparavant, il avait eu une longue conversation avec son père dont le regard lui semblait encore vivant derrière le verre éclaté et la broche tordue de ses lunettes? Comment leur faire comprendre qu’ils avaient violé son souvenir et tué son père, même si ce dernier était réduit à un morceau de verre? Comment leur dire que leur cadeau venait de le poignarder, lui? Où allait-il prier, maintenant? Qui allait-il prier? Devant quelle icône pourrait-il exprimer ses
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