L'envol des tourterelles
reconnaîtrait chez elle l’influence et l’odeur d’un maître qui n’aurait ni son approche ni son parfum.
Florence déposa sa valise dans le coffre de la Volkswagen et monta dans celle-ci avec les traits d’un condamné. D’une certaine façon, elle n’avaitpas tort. Elle était condamnée à la musique comme d’autres artistes étaient condamnés à la peinture ou à la scène. Elle s’assit, étreignant encore l’étui de Zofia contre sa poitrine toujours aussi grêle malgré ses vingt ans. Pour prier Zofia, plaire à Élisabeth et attirer la chance, elle avait, conformément à son habitude, noué sur la poignée deux rubans – un rouge et un blanc, aux couleurs de la Pologne – sur lesquels elle avait épinglé une toute petite croix dorée qu’elle montra à Élisabeth. Celle-ci fut touchée autant par la boucle que par la croix.
– Tu m’étonnes. Depuis quand est-ce que tu t’intéresses à la religion?
– C’est au violon que je m’intéresse, pas à la religion. Mais ta mère était religieuse et c’est sûrement ce qu’elle aurait fait.
Élisabeth stationna tout près de l’école de musique Vincent-d’Indy, nichée sans modestie sur le haut du mont Royal, mais Florence ne voulut pas sortir de la voiture.
– Est-ce que tu viendrais marcher dans le cimetière Notre-Dame-des-Neiges?
Élisabeth la regarda, étonnée, mais s’abstint de tout commentaire. Florence haussa les épaules avant d’expliquer qu’elle voulait simplement se rapprocher de l’âme de Zofia et voir comment elle se sentirait quand il ne resterait plus de sa grand-mère qu’une stèle. Elles se promenèrent donc longuement, s’arrêtant parfois devant un monument et humant l’air de la montagne. Élisabeth remarqua que cet air avait changé de parfum en peu de temps, celui qui avait embaumé sa rencontre avec Denis ayant fait place à des arômes plus forts, moins subtils. Florence était absolument silencieuseet Élisabeth savait que rien ne pourrait venir à bout de son angoisse.
– Et si je ne réussis pas à apprendre la pièce imposée?
Florence ne cessait de poser les mêmes questions, la pièce imposée l’inquiétant au plus haut point. Elle-même n’était pas rassurée, espérant que la pièce de Prévost – parce qu’elle était sûre que ce serait une œuvre de Prévost – lui offrirait des mesures ou des passages entiers dans lesquels elle serait à l’aise.
Elle avait été beaucoup plus étonnée que Florence quand celle-ci avait franchi la première épreuve et les demi-finales avec honneur et avait été retenue par le jury pour la finale. Jusqu’à cette épreuve, Florence avait assez bien supporté la pression, mais, apprenant qu’elle ne pouvait déroger au règlement qui stipulait qu’elle devait vivre dans l’isolement complet à l’école Vincent-d’Indy pour y découvrir et y répéter la pièce imposée, elle avait été complètement catastrophée.
«Je ne peux pas.
– Mais tu savais, Florence, que c’était le règlement.
– Oui, mais je ne peux pas.»
Élisabeth regarda l’heure et ne sut comment la presser. Alors, elle recommença à lui parler de son enfance, de la musique qui sortait par toutes les fenêtres de leur maison, même pendant la guerre, même pendant l’internement de son père. Elle parla de l’endroit où sa mère rangeait son violon, celui-là même dont Florence avait enrubanné l’étui. Elle lui raconta de nouveau comment la poignée de l’étui du violon l’avait retenue à la vie.
– Je m’y accrochais et j’ai souvent eu l’impression que c’était ma mère qui me retenait à la vie et non ma main qui portait le violon.
Elles s’assirent toutes les deux sur la pelouse encore fraîche et humide, le dos appuyé contre une stèle. Florence sembla enfin se détendre, écoutant son professeur comme si elle l’entendait pour la première fois, mais avec dans les yeux l’assurance d’un enfant qui connaît l’histoire et qu’une simple dérogation peut soustraire à l’envoûtement des mots et de la voix.
– Elle me disait toujours: «Élisabeth, tu seras une vraie violoniste quand tu seras dépassée et bouleversée par les sons qui viendront de ton instrument. Quand tu auras la capacité de sortir de ton corps pour te voir et t’entendre et que tu maîtriseras chacun de tes mouvements. Tu seras une vraie violoniste quand tu te permettras de devenir musique.»
Élisabeth avait parlé d’un voix monocorde,
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