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Léon l'Africain

Léon l'Africain

Titel: Léon l'Africain Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Amin Maalouf
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anxieusement :
    « Crois-tu que ma sœur sera heureuse chez cet
homme ?
    — Heureuse ? Les femmes cherchent
seulement à éviter le pire. »
    La réponse me parut trop générale, et évasive.
    « Parle-moi de ce Zerouali ! »
    C’était un ordre d’homme. Elle eut un rictus
passablement moqueur mais répondit :
    « Il n’a pas excellente réputation. Malin,
sans trop de scrupules. Immensément riche…
    — On dit qu’il a pillé le Rif.
    — Tous les princes ont toujours pillé des
provinces, et jamais personne ne leur a refusé pour cela la main de sa fille ou
de sa sœur.
    — Et avec les femmes, comment est-il ? »
    Elle me regarda de la tête aux pieds, s’arrêtant
pesamment sur le frêle duvet de mon visage.
    « Que sais-tu des femmes, toi ?
    — Je sais ce que je dois savoir. »
    Elle amorça un rire ; mon regard décidé l’interrompit.
Elle se tourna vers ma mère, l’air de demander s’il fallait poursuivre une
telle conversation avec moi. Comme elle lui faisait signe que oui, Sarah prit
son souffle et posa lourdement sa main sur mon épaule :
    « Les femmes de ce Zerouali vivent parquées
dans leur harem ; jeunes ou vieilles, libres ou esclaves, blanches ou
noires, elles ne sont pas moins d’une centaine à intriguer sans arrêt pour
avoir une nuit avec le maître, un privilège pour leur fils, un tapis dans leur
chambre, un bijou, un parfum, un élixir. Celles qui attendent l’affection d’un
mari ne l’auront pas, celles qui cherchent l’aventure finissent étranglées,
celles qui veulent seulement vivre en paix à l’abri du besoin, sans effort,
sans cuisine, sans corvées, sans un mari qui leur demande une gargoulette ou
une bouillotte, celles-là peuvent être heureuses. À quelle catégorie appartient
ta sœur ? »
    Je rageais :
    « Ne trouves-tu pas scandaleux qu’une petite
fille de treize ans soit donnée en prime à un vieux négociant lors de la
conclusion d’une affaire ?
    — À mon âge, seule la naïveté parvient encore
parfois à me scandaliser. »
    Je me tournai vers ma mère, hargneux :
    « Toi aussi, tu penses que cet individu a le
droit d’extorquer l’argent des musulmans, de prendre cent femmes au lieu de
quatre, de tourner ainsi en dérision la Loi de Dieu ? »
    Elle s’abrita derrière un verset révélé :
    « L’homme est rebelle dès qu’il se voit dans
l’aisance. »
    Sans même saluer ni l’une ni l’autre, je me levai
et partis. Tout droit chez Haroun. J’avais besoin que quelqu’un de mon
entourage s’indigne. Que quelqu’un me dise que la Terre n’a pas été créée pour
être livrée, femmes et joies, au Zerouali et à ses semblables. La moue qu’arbora
mon ami à la seule mention de ce nom me réconcilia avec la vie. Ce qu’il avait
entendu sur le fiancé de Mariam différait peu de ce que j’en savais moi-même.
Le Furet me jura solennellement de mener une enquête auprès des portefaix de la
corporation pour en savoir plus.
     
    *
     
    Être amis, avoir treize ans, juste une promesse de
barbe, et déclarer la guerre à l’injustice : vingt ans après, c’est l’image
du bonheur. Sur le moment, que de frustrations, que de souffrances ! Il
est vrai que j’avais, quant à moi, deux bonnes raisons de me battre. La
première était le subtil appel à l’aide que m’avait lancé Mariam sur la route
de Meknès, et dont je mesurais maintenant toute l’angoisse contenue. La seconde
était la Grande Récitation, venue insuffler à mon adolescence la fierté de
connaître les préceptes de la Foi et la volonté de ne pas les laisser bafouer.
    Pour comprendre ce qu’est la Grande Récitation
dans l’existence d’un croyant, il faut avoir vécu à Fès, ville de savoir qui
semble bâtie autour des écoles, des médersas, comme certains villages
sont bâtis autour d’une fontaine ou de la tombe d’un saint. Quand, à l’issue de
quelques années de patiente mémorisation, on finit par connaître par cœur
chaque sourate, chaque verset du Coran, quand on est déclaré par le maître d’école
apte à la Grande Récitation, on passe d’emblée de l’enfance à la vie d’homme,
de l’anonymat à la notoriété. C’est le moment pour les uns de commencer à
travailler, pour les autres d’accéder au collège, lieu de science et d’autorité.
    La cérémonie religieuse à cette occasion donne au
jeune Fassi l’impression d’être entré dans le monde des puissants. C’est en
tout cas ce que

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