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Léon l'Africain

Léon l'Africain

Titel: Léon l'Africain Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Amin Maalouf
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esprit.
    Malgré cette précaution, je passai une nuit
entière à retourner dans ma tête ce que je pourrais dire pour introduire le
sujet d’abord, pour résister aux assauts ensuite, enfin, si le Très-Haut se
montrait compréhensif envers moi, pour emporter la décision. Mille répliques se
sont faites et défaites dans mon esprit, des plus habiles aux plus sèches, mais
aucune ne dura jusqu’au matin, si bien que je dus affronter mon père le
lendemain sans la moindre idée, sans le moindre commencement d’argument.
    « Je voudrais te dire une chose qui va
peut-être te déplaire. »
    Il était en train d’avaler, comme chaque matin, sa
bouillie d’épeautre cuite, assis sur un coussin de cuir dans un coin du patio.
    « Tu as fait une bêtise ?
    — Il ne s’agit pas de moi. »
    Je pris mon courage à deux mains :
    « Depuis que les gens savent que ma sœur va
épouser le Zerouali, on vient souvent me raconter des choses inquiétantes. »
    Le bol aux lèvres, il aspira bruyamment.
    « Quels gens ? Ce ne sont pas les jaloux
qui manquent dans cette ville ! »
    Je fis la sourde oreille.
    « On dit que plusieurs de ses femmes sont
mortes étranglées.
    — Si quelqu’un te redit une chose pareille,
tu lui répondras que si ces femmes ont été châtiées, c’est qu’elles le
méritaient, et que dans notre famille les filles ont toujours été
irréprochables.
    — Es-tu sûr que Mariam sera heureuse avec…
    — Mêle-toi de ce qui te regarde. »
    Il s’essuya la bouche d’un revers de manche et se
leva pour partir. Je m’accrochai, lamentable.
    « Ne t’en va pas ainsi ! Laisse-moi te
parler !
    — J’ai promis ta sœur à cet homme, et je n’ai
qu’une parole. En plus, nous avons signé, et le mariage est dans quelques
semaines. Au lieu de rester ici à écouter les bobards, rends-toi utile !
Va voir chez les matelassiers si leur travail avance.
    — Tout ce qui a trait à ce mariage, je refuse
de m… »
    La gifle. Si violente que ma tête tourna quelques
longues secondes. Derrière moi, j’entendis le cri étouffé de Warda et de Mariam
qui, abritées derrière une porte, n’avaient rien perdu de la conversation. Mon
père me prit la mâchoire dans la main, en la serrant fort et en la secouant
fébrilement :
    « Plus jamais ne me dis : je
refuse ! Plus jamais ne me parle sur ce ton ! »
    Je ne sais ce qui me prit à cet instant. J’avais l’impression
que quelqu’un d’autre s’exprimait par ma bouche :
    « Je ne t’aurais jamais parlé sur ce ton si
je ne t’avais vu assis dans une taverne ! »
    L’instant d’après, je regrettais déjà. Jusqu’à la
fin de mes jours je regretterai d’avoir prononcé ces mots. J’aurais voulu qu’il
me gifle à nouveau, qu’il me roue de coups, plutôt que de s’écrouler ainsi sur
son coussin, l’air hébété, le visage dans les mains. Lui faire des excuses, à
quoi cela aurait-il servi ? Je sortis de sa maison, me chassant moi-même,
et je marchai droit devant moi, des heures durant, sans saluer personne, sans
voir personne, la tête vide et endolorie. Cette nuit-là, je ne dormis ni chez
mon père ni chez mon oncle. J’arrivai le soir chez Haroun, je m’étendis sur une
natte et ne me relevai plus.
    Jusqu’au lendemain. C’était vendredi. En ouvrant
les yeux, je vis mon ami qui me dévisageait. J’eus l’impression qu’il était
dans la même position depuis des heures :
    « Encore un peu, tu ratais la prière de
midi. »
    Il exagérait à peine, car le soleil était bien
haut.
    « En arrivant hier soir, tu avais la tête de
quelqu’un qui vient de tuer son père, comme on dit chez nous. »
    Mon sourire ne fut qu’une hideuse grimace. Je lui
expliquai ce qui s’était passé.
    « Tu as eu tort de lui dire cela. Mais lui
aussi a tort, et bien plus que toi, puisqu’il est en train de livrer sa fille à
un bourreau. Vas-tu laisser commettre un crime contre ta sœur pour réparer ta
propre faute ? »
    C’est bien ce que j’étais sur le point de faire.
Mais, dite ainsi, la chose m’apparaissait infâme.
    « Je peux m’adresser à Khâli, il trouvera les
arguments pour convaincre mon père.
    — Ouvre les yeux, ce n’est plus ton père qu’il
faut convaincre.
    — Ce n’est quand même pas Mariam qui pourrait
refuser de se marier ! Si elle osait émettre le moindre non, il lui
briserait les os !
    — Reste le fiancé ! »
    Je ne comprenais pas. Je devais être

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