L'épervier de feu
intérieure.
— Cela te convient-il ? demanda Barbeyrac.
— Vingt fenêtres. Les chambres ne manquent pas.
— Nous aurons nos aises, se réjouit Saveuse alors qu’un palefrenier accourait. Il me semble préférable de passer deux nuits et un jour plein à Abbeville que d’en partir demain matin. Nos roncins sont fortraits, incapables de supporter une longue chevauchée. Quelle que soit, Ogier, ta hâte de retrouver ton épouse et de connaître votre enfant, mieux vaut te résigner.
— Tu parles magnifiquement… Je me sens aussi las que tu l’es… Je vieillis…
Un autre palefrenier apparut. Se détournant de ses compères, Barbeyrac s’adressa au plus âgé, un petit homme à tête ronde, aux yeux bouffis, au cou épais entre des épaules massives.
— Examinez les fers de nos chevaux. Le mien, celui-là, en a un qui loche [37] à la jambe avant dextre. Faites au mieux.
L’homme acquiesça et souleva l’antérieur droit du cheval.
— Eh bien ! dit-il, quasiment émerveillé. Une étampure est vide. Il va falloir déferrer : la moitié du clou est peut-être demeurée dans la corne.
Il recula, souleva la jambe arrière.
— Oh ! Oh !… On dirait que ce fer est anglais : leurs éponges sont plus épaisses et leurs pinçons plus relevés…
Mieux valait qu’il apprît la vérité.
— Ces trois roncins sont anglais, dit Ogier. Nous étions prisonniers sur la Grande Ile. Nos rançons acquittées, nous revenons voir nos familles et nous placer au service du roi.
— Je vous fais confiance, dit l’homme. Je ne sais ce que fait le roi en ce moment… La peste…
— Elle est entre vos murs ?
— On dit qu’elle est surtout dans les pays de la Langue d’Oc, à Paris, à Lyon…
— En Normandie ?
— Sans doute… Le roi Philippe a commandé aux mires de la Faculté de Paris de rédiger une… comment dit-on ?… Une consultation sur les moyens de combattre ce fléau de Dieu ou du Diable… C’est tout ce que je sais.
Puis l’homme se ravisa et, l’air penaud, les paupières entre-closes pour échapper aux regards insistants de Saveuse et de Barbeyrac :
— La morille est ici… On raconte que les morts sont promptement enlevés et réduits en cendres dans une ancienne tannerie hors de la cité. Nul n’en peut approcher : des hommes d’armes veillent. Les cloches ne sonnent plus pour annoncer les décès. On appelle ce mal le mal des aines… Quand un homme se voit deux pommes noires un peu au-dessus des couillons, il sait qu’il souffrira la géhenne. Dieu nous préserve, messires, de cette charognasse !
— Tu n’as point l’air inquiet, releva Ogier en s’efforçant à sourire.
Le palefrenier sourcilla ; ses traits sillonnés de couperose se figèrent, blêmirent même, comme s’il craignait qu’à trop avoir médit de la male peste, il se fut exposé à son attention.
— Je suis pur. Or, cette contagion n’atteint que les pécheurs petits et grands… Si vous avez péché, messires, défiez-vous d’elle !
— Il doit bien exister des remèdes !
Saveuse espérait un « oui » ou un « sans doute ». Il fut déçu.
— Les mires, messire, sont impuissants contre cette maladie qu’ils appellent la boche ou l’ypydimie. Ils ne savent que penser, quelle médication fournir à l’encontre du mal et supposent que c’est un châtiment de Dieu pour les péchés du monde. Des gens font grande penance [38] et grande dévotion pour notre sauvement… entre autres ceux qui viennent d’Allemagne. Ils portent crucifix, gonfanons et hautes bannières de cendal par manière de procession et chantent hautement par les rues des chansons de Dieu et de Notre-Dame, rimées et dictées par on ne sait qui… Ils s’arrêtent sur une place et se battent eux-mêmes à coups d’escourgées au bout desquelles sont mis des aiguilles et des hameçons. Ils ont du sang plein leurs flancs et leurs épaules ; ils chantent. Certains se roulent par terre en grand état de dévotion et d’humilité.
— Des marmousets… commenta Barbeyrac.
— Quand ils ont fait leur cérémonie, ils demandent aux hôtels de les héberger pour Dieu… Nul ne peut s’opposer à la volonté de ces penants [39] et repentants. Leurs afflictions font pleurer les femmes… Ils tendent aussi la main comme des estocadeurs [40] et chacun donne par dévotion ou malepeur… On dit qu’il y en a moult compagnies en Liège, Brabant, Hainaut et qu’ils s’appellent confrères
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