Les amants de Brignais
exemple ?
Tiercelet leva les yeux au plafond :
– Trop tôt. Il me fallait compter large pour ce retour. Si tout s’était bien passé à l’aller, je pouvais être retardé par des pluies, une crue du Rhône, qui est fort gros. Je pouvais aussi avoir un cheval malade… ou rencontrer des Tard-Venus et devoir parlementer avec eux… De plus, pour le cas où je cheminerais quiètement, il me fallait faire accroire à Naudon que ton père éprouvait des difficultés à réunir la première part de rançon. C’est pourquoi nous nous sommes accordés sur ce dimanche 10. Qu’en dis-tu ?
– C’est bien pensé… Bagerant, à ce qu’il prétend, ne sait pas lire.
– D’autres savent : Garcie du Châtel, Pierre de Montaut, Angilbert le Brugeois… Crois-moi : tous devront lire ce parchemin pour qu’il soit assuré de ce qui est écrit dessus.
En dépit d’une angoisse tenace, Tristan fut réconforté par tant d’astuce. Il s’autorisa une objection, tout en pressentant qu’elle serait sans effet :
– Et si le comte de la Marche, Tancarville et l’armée surviennent devant Brignais avant ce dimanche-là ?… S’ils engagent la bataille ?
– J’y ai pensé comme à la pire des choses !… Il nous faudra nous dépatouiller.
Tristan se retourna. Oriabel penchait la tête comme si le poids de sa chevelure faisait fléchir son cou. Elle était apparemment sereine, mais son visage restait exsangue. Le baiser qu’elle reçut sur la joue y fit paraître un peu de rose.
– Aie confiance, beauté ! murmura Tiercelet.
– Tu es un génie, un bon génie ! affirma Tristan. Empêtré dans son charroi, Tancarville mettra, pour venir d’Autun à Lyon, plus de temps que ne l’espère le comte de la Marche… Ils seront après le 10 à Brignais !
Tiercelet rassura la seule Oriabel :
– Allons, m’amie, n’aie crainte : nous saurons quitter ces lieux dans les prochains jours. Et si les honnêtes gens de France viennent contrarier mes desseins, j’en puiserai moult autres dans mon sac à malices !
En était-il si sûr ? Toute fortifiée qu’elle parût, la jouvencelle posa une question que Tristan trouva essentielle :
– Que va décider ce démon jusqu’au paiement de la rançon… Je veux dire : jusqu’au 10 du mois prochain ?
Le front sourcilleux de Tiercelet se détendit :
– Rien qui ne vous préjudicie. Il va devoir attendre… Comme nous !
– Attendre…
Oriabel saisit la dextre de Tristan, qu’elle caressa de sa joue, de ses lèvres, sans crainte que Tiercelet ne se fie de ses façons.
– J’ai tous les courages, dit-elle. Toutes les patiences. Parce que tu m’aimes.
À l’entendre, on eût pensé que dans cette lutte continuelle contre l’incertitude du lendemain et les difficultés d’une vie pernicieuse, elle se fortifiait chaque jour davantage. Tristan savait qu’il n’en était rien. Elle tremblait à chaque bruit suspect. Elle se bouchait de plus en plus souvent les oreilles lorsqu’un cri jailli d’en bas montait à leur rencontre pour leur signifier que la violence existait toujours et que née avec l’aurore elle ne s’accoiserait que tard dans la nuit. Contrairement à ce qu’elle affirmait, une résignation la prenait. Il la voyait pâlir, perdre de sa vivacité, se confiner – brièvement, certes, mais maladivement – dans une méditation profonde, énigmatique, dont elle émergeait en frissonnant sans qu’elle eût froid. Il savait mieux encore que Tiercelet attendri par le teint de lis d’Oriabel, quelle somme énorme de confiance, d’énergie et de volonté, représentait pour la jouvencelle cette lutte inégale d’une âme pure contre la réclusion, la prostration, la méchanceté du temps. Il eût voulu compatir plus encore qu’il ne le faisait à cette détresse latente. Maintenant, bien que le retour du brèche-dent eût comblé ses espé rances, il s’accusait de présomption, de folie, et s’indignait d’avoir cru en la réussite d’une duperie que Bagerant pourrait éventer s’il décelait sur les visages et les comportements de Tiercelet, d’Oriabel et de lui-même, quelque singularité qui le ferait douter de leur loyauté.
Tiercelet ne put retenir un bâillement d’ennui ou de lassitude.
– Tiens, dit-il, encore une cavalerie… Celle-ci semble revenir au Mont-Rond… Il y a des cris d’hommes qu’on doit mener durement…
Il se recoiffa de son chaperon, offrit sa main à Tristan et baisa
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