Les amants de Brignais
de perdre espoir en lui et confiance en Dieu. Son courage seul avait résisté aux maléfices d’une saison terrible. Maintenant, il comprenait la fallace 19 de sa gardienne : elle l’avait mis en complet état d’abstinence pour le charnel, restreint au nécessaire pour la lumière et la pitance afin qu’au jour décidé par elle, et à sa seule vue, il fut comme ébloui, subjugué par une malefaim d’amour qu’il assouvirait sans ambages et sans plus songer à satisfaire, dans l’immédiat, ses appétits de nourriture et d’espace. D’aucuns eussent déjà cédé aux attraits de cette femme, symbole voluptueux des agréments de la vie ; ils y eussent assurément perdu leurs dernières forces et leur vigilance, offrant ainsi aux sicaires aux aguets peu de résistance à l’occasion. Car après en avoir profité, il fallait bien que les témoins de sa lubricité disparussent !… Elle le croyait, lui, Tristan, prudent ou pusillanime – ce dont il n’eût pu disconvenir – mais il était surtout dédaigneux, engrigné 20 , aux lisières de l’aversion.
– À quoi penses-tu ?… Dis-le-moi !… Si je puis t’aider…
Une fois encore, elle changeait de ton.
– Je voudrais voir des arbres, des ruisseaux et rivières… Y a-t-il toujours des oiseaux dans le ciel au lieu que sur ce tapis ?
– Es-tu nu devant moi pour me parler d’oiseaux ?
– Vous eussiez dû, dame, ajouta-t-il en s’inclinant, me laisser à mes devoirs auprès du roi, parmi mes compagnons. Tous ont dû interpréter mon absence comme une désertion dont je suis incapable. Je ne méritais ni votre ressentiment ni votre… hospitalité. Un homme s’y fût-il pris ainsi avec moi, pour une raison évidemment différente, que j’eusse affirmé qu’il avait forfait à l’honneur et demandé réparation.
– Continuez, dit-elle, frémissante, tandis que succombant à une incongruité, il bâillait d’ennui ou de lassitude. Tout cela ne serait pas arrivé si vous vous étiez montré moins cru 21 . Je ne vous voulais point forfaire 22 .
– Or, vous m’avez forfait 23 , mais nullement dans le sens où vous l’entendez ! J’aurais dû conserver mon épée à mon flanc. J’aurais alors dissuadé vos hommes de m’assaillir !
Perrette, un peu pâle, la nuque enfoncée dans son oreiller, parut dissimuler sous sa paume ce qui pouvait être un sourire.
– Je reconnais ma faute et ne m’en absous pas… Oui, je vous ai fait enlever !… Je ne suis guère accoutumée à ce qu’on me résiste.
Soudain, de la façon la plus inattendue, deux larmes roulèrent sur sa joue. « Des gouttes d’eau, songea Tristan, et non ces perles dues aux chagrins véritables. » Perrette n’eut garde de les essuyer.
– Depuis cette nuitée dont tu me parles, j’ai envie de toi. Tu n’as pas quitté mes pensées. Ce jour d’hui, j’ai enfin cédé à ce besoin de te revoir auquel je me faisais défense… Car je ne suis pas la pute que tu peux croire… Ah ! Non… J’aime qu’on m’aime, contrairement aux follieuses !
Présentement, elle suscitait davantage de mépris que de convoitise. Du moins face à lui, Tristan. Elle pouvait user d’attitudes savantes – expédients dont elle avait éprouvé, sur d’autres, l’irrésistible efficace –, elle ne l’ensorcelait point. Au lieu d’émousser sa défiance, elle l’aiguisait. Il ne pensait plus à sa nudité, et la lueur de gourmandise qui, parfois, rayait les pupilles diaprées, ne pouvait que l’étonner. Nonobstant tous les soins que cette fausse houri apportait à son regard et ses poses, il n’était pas plus armé pour l’amour qu’il ne l’était pour se défendre si des malandrins l’assaillaient. Perrette ne pouvait deviner où il puisait cette froideur dont elle finirait par s’indigner. Eh bien, il savait contraindre les désirs auxquels, tout comme elle, il était assujetti ; et c’était sous le froc de bure qu’il avait appris à éteindre ou tiédir toutes ses flambées de concupiscence chamelle. N’importe quelle litanie devenait une médication palliative, comme celle qui, maintenant, ronronnait dans sa tête :
Stabat mater dolorosa
Juxta crucem lacrimosa
Dum pendebat filius
Certes, il écoutait Perrette, mais loin de prendre quelque intérêt aux mots et verbes dont elle l’abreuvait, il n’était sensible qu’aux inflexions de sa voix, parfois presque expirante, parfois rauque, telle une plainte issue des profondeurs
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