Les Bandits
« brigand
au grand cœur ». Ainsi le sergent Romano n’a pas vraiment été tué, on peut
encore le voir courant la campagne, secret et solitaire ; Pernales (l’un
des bandits andalous à propos desquels on raconte ces histoires) s’est « en
réalité » enfui au Mexique, et Jesse James, en Californie. Car la défaite
et la mort du bandit, c’est la défaite de son peuple ; et, qui pis est, la
mort de l’espoir. Les hommes peuvent, et en général doivent, vivre sans justice,
ils ne peuvent pas vivre sans espoir.
Cependant, l’invulnérabilité du bandit n’est pas que
symbolique. Elle est due, de façon quasi invariable, à la magie, qui reflète l’intérêt
bienveillant que les puissances divines prêtent à son sort. Les brigands de l’Italie
du Sud portaient des amulettes bénies par le pape ou le roi et se considéraient
comme protégés par la Vierge ; ceux du sud du Pérou en appelaient à
Notre-Dame de Luren, ceux du Nordeste brésilien aux saints hommes de la région.
Dans certaines sociétés, où le brigandage est fortement institutionnalisé, par
exemple dans l’Asie du Sud et du Sud-Est, l’élément magique est encore plus
développé et sa signification est peut-être plus claire. C’est ainsi qu’à Java
la bande de
rampok
traditionnelle est essentiellement un « groupe de nature mystico-magique »,
dont les membres sont unis, entre autres choses, par l’
ilmœ
(
elmu
), charme magique qui peut être un mot, une amulette
ou un adage, mais parfois tout simplement une conviction personnelle. L’
ilmœ
s’acquiert grâce à des exercices
spirituels, comme la méditation, il peut être offert en cadeau ou s’acheter ;
enfin il peut être donné à un homme dès sa naissance et préside à sa vocation. C’est
lui qui rend les brigands invisibles et invulnérables, paralyse ou endort leurs
victimes, et leur permet de fixer, grâce au pouvoir de divination qu’il leur
donne, l’endroit, le jour et l’heure de leurs exploits, mais leur interdit de
modifier leur plan une fois celui-ci établi par l’intervention divine. Ce qu’il
y a d’intéressant dans cette magie des bandits indonésiens, c’est que, dans
certaines circonstances, elle peut se généraliser. Lors des grands soulèvements
millénaristes, les masses pleines d’espoir se croient, elles aussi, rendues
magiquement invulnérables. La magie peut donc exprimer la légitimité
spirituelle de l’action du bandit, la fonction du chef dans la bande et la
puissance irrésistible de la cause. Mais il est également possible de la
considérer comme une espèce de double police d’assurance, qui renforce l’habileté
des hommes [75] ,
mais explique aussi leur échec. Car si les présages ont été mal interprétés, ou
si l’une ou l’autre des conditions nécessaires à la magie n’a pas été remplie, la
défaite du héros invulnérable ne signifie pas la défaite de l’idéal qu’il
représente. Et, hélas, les pauvres et les faibles savent bien que leurs
champions et leurs défenseurs ne sont pas vraiment invulnérables, qu’il en
viendra peut-être d’autres, mais qu’eux aussi seront vaincus et tués.
Enfin, comme le bandit au grand cœur est un juste, il ne
saurait entrer vraiment en conflit avec les sources de la justice, qu’elle soit
divine ou humaine. L’histoire des conflits et des réconciliations entre bandit
et roi présente de très nombreuses versions. Le cycle de Robin des Bois en
contient plusieurs à lui seul. Poussé par de mauvais conseillers comme le
shérif de Nottingham, le roi poursuit le hors-la-loi au grand cœur et lui livre
bataille, mais sans pouvoir le vaincre. Ils ont une entrevue et le roi, qui
évidemment reconnaît les vertus du hors-la-loi, l’autorise à poursuivre ses
bonnes œuvres, ou le prend même à son service [76] .
Le sens symbolique de ces anecdotes est très clair. Ce qui est moins évident, c’est
que, quand elles ne sont pas véridiques, elles puissent reposer sur des
expériences qui les rendent plausibles aux gens vivant dans un environnement
riche en banditisme. Certes l’État, quand il est éloigné, inefficace et faible,
sera tenté de traiter avec la toute-puissance locale qu’il est incapable de
vaincre. Si les brigands ont suffisamment de succès, il faut se les concilier
comme n’importe quelle force armée. Quiconque vit à une époque où le banditisme
échappe à tout contrôle sait pertinemment que les représentants locaux de
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