Les Bandits
préindustrielles, la générosité et la
charité sont des obligations morales pour un homme « vertueux » quand
il est à la fois puissant et riche. Ces obligations sont parfois
institutionnalisées, comme chez les Dacoits en Inde. Les Badhaks – la plus
célèbre des communautés de brigands du nord de l’Inde – prélevaient, sur 40 000
roupies de butin, 4 500 qu’ils consacraient aux dieux et à la charité. Les
vertus charitables des Minas ont été beaucoup chantées [64] . En revanche, il
n’existe pas de ballades sur les bandits plutôt impécunieux de Piura, ce qui, pour
Lopez Albujar, l’historien du banditisme au Pérou, s’explique par le fait qu’ils
étaient eux-mêmes trop pauvres pour distribuer leur butin aux autres. En d’autres
termes, prendre aux riches et donner aux pauvres est une coutume bien établie, ou
plutôt une obligation morale idéale, que ce soit dans la verte forêt de
Sherwood ou dans le sud-ouest de l’Amérique où, selon la légende, Billy le Kid « était
bon avec les Mexicains. Il ressemblait à Robin des Bois ; il volait les
Blancs et donnait aux Mexicains, qui le trouvaient par conséquent très
estimable [65] ».
Autre élément essentiel de son image : le bandit au
grand cœur use de la violence avec modération. « Il vole les riches, aide
les pauvres et ne tue personne », disait-on du bandit andalou Diego
Corrientes. Ch’ao Kai, l’un des chefs de bandits de ce classique chinois qu’est
le roman
Au bord de l’eau
, demande
à la suite d’un raid : « Y a-t-il des morts ? », et, ravi d’apprendre
que personne n’a été blessé, déclare : « À partir d’aujourd’hui, nous
devons éviter de faire des victimes [66] . »
Melnikov, un ancien cosaque qui opérait près d’Orenburg, « ne tuait que
rarement ». Les brigands catalans du XVI e et XVII e siècle ne tuaient que pour défendre leur honneur, tout
au moins selon les ballades. Même la légende de Jesse James et de Billy le Kid
veut qu’ils n’aient eu recours au meurtre que pour des raisons légitimes, en
particulier pour se défendre. Pareille modération dans l’emploi de la violence
est d’autant plus étonnante que les bandits opèrent souvent dans un milieu où
tous les hommes sont armés, où le meurtre est une chose normale, et où la règle
d’or, en matière de prudence, est de commencer par tirer et de poser des
questions plus tard. De toute façon, il est difficile de supposer que ceux qui
les connaissaient aient pu croire sérieusement que les frères James ou Billy le
Kid y regardaient à deux fois avant de supprimer un gêneur.
Il est donc peu probable que, dans la réalité, le bandit ait
jamais pu assumer cette obligation morale, et d’ailleurs il n’est pas du tout
certain que les gens se soient attendus à ce qu’il le fasse. En effet, si les
impératifs moraux d’une société paysanne sont clairement définis, des hommes
habitués à la pauvreté et à l’impuissance font aussi généralement une
distinction très nette entre les commandements qu’il convient de respecter
quelles que soient les circonstances – par exemple ne pas parler à la police – et
ceux auxquels on peut ne pas obéir quand la nécessité s’en fait sentir et en
cas d’extrême dénuement [67] .
Pourtant, là où le meurtre et la violence sont monnaie courante, les hommes
sont extrêmement sensibles à des distinctions morales inconnues des sociétés
plus pacifiques. Il y a d’un côté le meurtre juste et légitime, de l’autre le
meurtre inutile et gratuit ; certains actes sont honorables, d’autres
honteux. Ces distinctions sont faites à la fois par les victimes éventuelles de
la violence armée, c’est-à-dire la paysannerie docile et pacifique, et par
ceux-là mêmes qui usent de cette violence, car il arrive que leur code soit
grossièrement chevaleresque et qu’ils désapprouvent le meurtre de gens sans
défense ainsi que les attaques « déloyales » contre des adversaires
reconnus et déclarés comme la police
locale
,
avec laquelle le bandit peut avoir des liens de respect mutuel [68] . (Les règles sont
quelque peu différentes à l’égard des gens de l’extérieur.) Le bandit « au
grand cœur » doit au moins s’efforcer de s’en tenir au meurtre « légitime »,
quelle que soit sa définition, et il est probable que c’est ainsi qu’agit le
véritable bandit social. Nous aurons plus tard l’occasion d’examiner le type de
bandit
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