Les Bandits
laisser que les ruines. Stagolee,
héros mythique des ballades noires, détruit, nouveau Samson, la ville tout
entière tel un tremblement de terre. De même chez Brecht, Jenny la Pirate, la
dernière des filles de cuisine du plus minable des hôtels, rêve de pirates, qui
arriveront sur leur bateau à huit voiles, prendront la ville et lui demanderont
qui il faut épargner : personne ne sera épargné, ils mourront tous, et
Jenny la Pirate fera des plaisanteries au fur et à mesure que tomberont leurs
têtes. Dans les histoires des travailleurs opprimés de l’Italie du Sud, les
héros de légende, comme le bandit calabrais Nino Martino, rêvent eux aussi de
ruine universelle. En de pareilles circonstances, l’usage du pouvoir, et peu
importe sa nature, est en soi un triomphe. Le meurtre et la torture sont les
manifestations extrêmes du pouvoir, les plus primitives et les plus
personnelles, et, plus le rebelle se sent faible dans le fond, plus il doit
avoir tendance, il est permis de le supposer, à exercer ce pouvoir.
Même lorsqu’ils remportent des triomphes, la victoire n’apporte
à ces rebelles que la tentation de détruire, car, dans le monde paysan, les
insurgés primitifs n’ont aucun programme positif. Leur programme, purement
négatif, consiste à se débarrasser des superstructures qui empêchent les hommes
de bien vivre et ont supprimé la justice qui, au bon vieux temps, présidait à
leurs rapports. Tuer, tailler en pièces et brûler tout ce qui n’est ni
nécessaire ni utile à l’homme qui manie la charrue ou la houlette du berger, équivaut
donc à abolir la corruption pour ne laisser subsister que ce qui est bon, pur
et naturel. C’est ainsi que les brigands-guérilleros de l’Italie du Sud
détruisaient non seulement leurs ennemis et les documents qui rendaient légal
leur esclavage, mais aussi les richesses superflues. Leur justice sociale, c’était
la destruction.
Il existe cependant un autre genre de situation, où la
violence, même dans les sociétés qui y sont habituées, dépasse les limites
traditionnellement acceptées. C’est le cas quand des mutations sociales très
rapides détruisent les mécanismes de contrôle traditionnels, qui tenaient l’anarchie
à distance. Les vendettas « qui dégénèrent » sont bien connues de
ceux qui étudient les sociétés où la vengeance appelle le sang. Ce phénomène
social possède d’ailleurs généralement son propre frein, qui fonctionne de
manière automatique. Quand deux familles rivales se retrouvent à égalité, à la
suite soit d’un autre meurtre, soit d’une indemnisation quelconque, elles
négocient un accord, scellé par un mariage ou par toute autre coutume
unanimement acceptée, et qui, garanti par une tierce partie, empêche la tuerie
de se poursuivre indéfiniment. Mais si, pour une raison ou une autre (par
exemple – c’est le cas le plus évident – quand un nouvel État procède à des
interventions qui heurtent les usages locaux, ou donne son appui à celle des
familles rivales qui possède le plus d’influence politique) le frein cesse de
fonctionner et les vendettas se transforment en massacres répétés qui ne
prennent fin qu’avec la disparition de l’une des familles ou, après des années
de combat, avec le retour au genre d’accord qui aurait dû être négocié dès le début.
La destruction des mécanismes qui assurent traditionnellement le règlement des
vendettas entraîne, entre autres choses, nous l’avons vu à propos de Lampiao, une
recrudescence du banditisme (et le fait est que la vendetta représente presque
invariablement le point de départ de la carrière d’un
cangaçeiro
brésilien).
Nous disposons d’excellents exemples de l’effondrement de
ces mécanismes de contrôle. Dans cette admirable autobiographie qu’est
Terre sans justice
, Milovan Djilas
décrit la chute, après la Première Guerre mondiale, du système de valeurs
auquel obéissaient les habitants de son Montenegro natal. L’histoire qu’il
raconte est curieuse. Les Monténégrins, orthodoxes, avaient toujours eu l’habitude,
à côté de leurs luttes intestines, d’organiser des raids pillards chez leurs
voisins, les catholiques d’Albanie et les musulmans de Bosnie, qui agissaient
de même à leur égard. Juste après 1920, et selon une tradition immémoriale, une
opération fut déclenchée contre des villages de Bosnie. C’est là que ses
membres se rendirent compte avec horreur qu’ils se
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