Les Bandits
livraient à des pratiques
que les pillards s’étaient interdites jusqu’alors et qu’ils savaient
condamnables, à savoir la torture, le viol et le meurtre d’enfants.
Or ils ne pouvaient pas s’en empêcher.
Auparavant
les règles de conduite étaient clairement reconnues. La coutume fixait les
droits et les devoirs, ainsi que les limites, les dates et les objectifs de
toute action, ce qui rendait ces règles contraignantes. Mais elles étaient
également respectées parce qu’elles faisaient partie d’un système, et d’un
système dont les éléments n’étaient pas trop manifestement en conflit avec la
réalité. Or une partie du système venait de s’effondrer ; ces hommes (toujours
selon Djilas) ne pouvaient plus se considérer comme des « héros »
parce qu’ils ne s’étaient pas battus jusqu’à la mort contre la conquête
autrichienne. Le reste du système s’effondrait du même coup : il leur
était possible de combattre, mais plus comme des « héros ». C’est
seulement quand le système des valeurs héroïques fut rétabli sur des bases
nouvelles et plus viables – assez paradoxalement par l’adhésion massive des
Monténégrins au Parti communiste – que la société retrouva son « équilibre
mental ». En 1941, à l’occasion de l’appel au soulèvement contre les
Allemands, des milliers d’hommes prirent un fusil et gagnèrent les hauteurs du
Montenegro pour y combattre, y tuer et y mourir avec un « honneur »
retrouvé [85] .
Le banditisme, nous l’avons vu, se développe et devient
épidémique en cas de tensions et de bouleversements sociaux. Il y a également
des époques qui favorisent les explosions de cruauté, qui ne sont d’ailleurs
pas au cœur de l’image du bandit, sauf dans la mesure où celui-ci est toujours
le vengeur des pauvres, mais qui deviennent alors plus fréquentes et plus
systématiques. Elles se produisent en particulier à la suite d’insurrections et
de rébellions paysannes qui n’ont pas réussi à entraîner une révolution sociale,
et dont les membres, rejetés dans les rangs des hors-la-loi et des voleurs, découvrent
la faim et l’amertume et finissent par en vouloir même aux pauvres qui les ont
laissés se battre seuls. C’est encore plus vrai de la seconde génération des « enfants
de la violence », ceux qui deviennent hors-la-loi auprès avoir vu brûler leur
maison, tuer leur père, et violer leur mère et leurs sœurs.
« Qu’est-ce qui t’a le plus frappé ?
– Voir
brûler les maisons.
– De
quoi as-tu le plus souffert ?
– De
voir ma mère et mes petits frères pleurer, mourant de faim, dans la montagne.
– As-tu
été blessé ?
– Cinq
fois, toujours par balles.
– Quel
est ton plus cher désir ?
– Qu’ils
me laissent tranquille ; moi, je veux travailler et apprendre à lire. Mais
eux, tout ce qu’ils veulent, c’est me tuer. Je ne suis pas de ceux qu’ils
laisseront vivre [86] . »
L’homme qui répond ainsi à ces questions est le chef de
bande colombien Teofilo Rojas « Chispas », qui avait vingt-deux ans à
l’époque et était accusé d’environ quatre cents crimes : trente-sept
victimes à Romerales, dix-huit à Altamira, dix-huit à Chili, trente à San Juan
de la China et à El Salado, vingt-cinq à Toche et à Guadal, quatorze à Los Naranjos
et ainsi de suite…
Mgr German Guzman, un de ceux qui connaissent le mieux la
violencia
de sa Colombie natale, a
décrit ces hommes aux tendances meurtrières, ces enfants perdus de l’anarchie. Pour
eux :
« Premièrement, l’homme et la terre, qui, pour le paysan,
sont liés de façon si essentielle, sont coupés l’un de l’autre. Ils ne
cultivent pas la terre, ils ne se soucient nullement des arbres… Ce sont des
hommes, ou plutôt des adolescents sans espoir. Leur vie est enveloppée d’incertitude ;
ils n’arrivent à s’exprimer que dans l’aventure, et ne se réalisent que dans
des entreprises mortelles, vides de transcendance. Deuxièmement, la ferme pour
eux n’est plus une ancre, un lieu qu’on aime, un havre de paix, qui donne une
impression de sécurité et de permanence. Ils seront, toute leur vie, des
aventuriers itinérants, des vagabonds. Le hors-la-loi devient de plus en plus
instable, et ses liens de plus en plus lâches. Pour ces hommes, s’arrêter, et
se mettre à aimer tel ou tel endroit équivaudrait à se rendre ; ce serait
leur fin.
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