Les Bandits
intellectuels
déclassés qui se berçaient de ces chimères. Pour eux aussi l’« expropriation »
devint progressivement un terme technique désignant le vol pour le bien de la
cause, vol généralement commis – ce qui est significatif – aux dépens des
symboles du pouvoir impersonnel de l’argent, c’est-à-dire des banques.
Pourtant, si l’« expropriation » fit scandale dans
le mouvement révolutionnaire international, ce fut moins à cause des actions
directes, locales et dispersées, des anarchistes ou des terroristes
narodnik
, mais – et il y a là une
certaine ironie – en raison des activités des bolcheviks pendant et après la
révolution de 1905, en particulier le célèbre hold-up de Tiflis (Tbilisi) en
1907, qui rapporta plus de 200 000 roubles au Parti. Malheureusement, ces
roubles étaient surtout en grosses coupures faciles à identifier et, quand ils
essayèrent de les changer, certains révolutionnaires exilés, par exemple
Litvinov (par la suite commissaire aux Affaires étrangères en URSS) et L. B. Krassin
(plus tard à la tête du Commerce extérieur soviétique) eurent des ennuis avec
la police occidentale. L’affaire permit de fustiger Lénine, toujours suspect
aux yeux des autres secteurs de la social-démocratie en Russie pour ses
prétendues tendances « blanquistes », et fut également utilisée par
la suite contre Staline, qui, en tant que responsable bolchevique en
Transcaucasie, s’y trouvait intimement mêlé. Ces accusations étaient injustes. La
seule différence entre les bolcheviks de Lénine et les autres sociaux-démocrates,
c’est qu’ils ne condamnaient
a priori
aucune forme d’activité révolutionnaire, y compris les « expropriations » ;
ou, si l’on veut, qu’ils n’avaient pas l’hypocrisie de condamner officiellement
ces opérations que, nous le savons maintenant, non seulement les
révolutionnaires agissant dans l’illégalité, mais les gouvernements de toutes
tendances pratiquent chaque fois qu’ils le jugent nécessaire. Lénine fit de son
mieux pour séparer les « expropriations » des crimes ordinaires et du
pillage aveugle et, pour ce faire, mit au point tout un système de défense :
les « expropriations » ne devaient être organisées que sous les
auspices du Parti et dans le cadre de l’idéologie et de l’éducation socialistes,
afin de ne pas dégénérer en crime et « prostitution » ; elles ne
devaient viser que la propriété de l’État, etc. Staline, même s’il ne fait
aucun doute qu’il exerça ces activités avec son manque habituel de scrupules
humanitaires, ne faisait qu’appliquer la politique du Parti. À vrai dire, les « expropriations »
réalisées dans la turbulente et batailleuse Transcaucasie n’étaient ni les plus
énormes – le record appartient sans doute au hold-up de Moscou en 1906, qui lui
rapporta 875 000 roubles – ni les plus fréquentes. En Lettonie, par
exemple, où les journaux bolcheviques reconnaissaient publiquement le revenu, ou
tout au moins une partie du revenu rapporté par les « expropriations »,
cette forme de vol désintéressé était intensément pratiquée.
L’étude des « expropriations » effectuées par les
bolcheviks n’est donc pas le meilleur moyen de comprendre la nature de cette
activité proche du banditisme, et l’auteur de ces lignes ne connaît pas
suffisamment les principales expropriations des années 1960, celles entreprises
par les divers révolutionnaires d’Amérique latine, pour dire à leur sujet
quelque chose qui présente un intérêt quelconque. Tout ce que montrent les
hold-up pratiqués par des marxistes reconnus, c’est que ce genre d’activités
tend à attirer un certain type de militants, ceux qui, même s’ils rêvent
souvent du travail prestigieux qui consiste à écrire des textes théoriques et à
prendre la parole dans des congrès, se sentent plus heureux une arme à la main
dans une situation qui demande du sang-froid. Le défunt Kamo (Semeno
Arzhakovich Ter-Petrossian, 1882-1922), terroriste arménien particulièrement
brave et coriace, qui lia son sort à celui des bolcheviks, est l’exemple
parfait de ce genre de combattant politique. Il fut le principal organisateur
de l’expropriation de Tiflis, lui qui, par principe, ne dépensait jamais plus
de cinquante kopeks par jour pour ses besoins personnels. La fin de la guerre
civile lui permit de réaliser sa vieille ambition, qui était d’acquérir
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