Les compagnons de la branche rouge
retrouvèrent sur une
colline. Là, ils s’arrêtèrent et examinèrent l’horizon.
« Oh ! mon père Loeg ! s’écria Couhoulinn. Reconnais-tu
cet endroit ? – Je le reconnais, répondit le cocher. Voilà bien longtemps
que nous avons quitté le territoire des Ulates. Si je ne me trompe, nous sommes
en Munster, dans le pays de Cûroi mac Daeré. »
Or, pendant qu’ils devisaient de la sorte sur la colline, la
neige s’était mise à tomber, si lourde et si drue qu’elle atteignait déjà le
moyeu du char. Aussi n’est-ce pas sans peine qu’ils parvinrent à rallier les
leurs.
« Eh bien, questionna Sencha, dans quel pays nous
trouvons-nous ? – Dans celui de Cûroi mac Daeré, répondit Couhoulinn. – Malheur
à nous ! s’écria Bricriu. Et malheur à celui qui nous a conduits dans ces
régions, car il sera tenu pour responsable de tout ce qui nous arrivera de
fâcheux. – Ne dis pas cela, ô Bricriu, répliqua Couhoulinn. Je m’engage à faire
retrouver aux Ulates le chemin de leurs terres avant qu’il ne fasse jour. Pour
l’instant, il convient de revenir en arrière et de fuir le territoire de nos
ennemis. »
Ils rebroussèrent donc chemin, mais la neige était désormais
si épaisse qu’on ne voyait plus trace des sentiers. Et ils eurent beau aller
vers le nord, loin de retrouver le moindre indice de leur passage, ils
parvinrent enfin aux environs de Temair Luachra, une forteresse de Cûroi mac
Daeré. Celui-ci s’y trouvait, en compagnie du roi Ailill et de la reine Maeve
qu’il avait conviés à festoyer dans son palais. Et l’on avait posté des gardes
sur les remparts, qui, en entendant du fracas dans la plaine, se demandèrent ce
qui se passait. Or, comme, au même moment, les deux druides d’Ailill et de
Maeve, Crom Deroil et Crom Derail, sortaient de la maison, ils les alertèrent
sur ce tapage dont la nuit empêchait de déterminer l’origine. Les druides
scrutèrent attentivement l’horizon.
« Vois-tu ce que je vois ? demanda Crom Deroil à
Crom Derail. – Que vois-tu donc ? questionna Crom Derail. – Je pense que
je vois des troupes nombreuses. Il s’agit d’hommes qui portent des manteaux
rouges, qui viennent de l’est et qui vont et viennent en tous sens comme s’ils
étaient égarés. – Ta bouche est puante pour alléguer pareille chose ! Ce n’est
certes pas une armée qui bouge dans la plaine, mais seulement les grands chênes
auprès desquels nous sommes passés hier en venant. – Si c’est la forêt de
grands chênes, alors peux-tu me dire pourquoi y étincellent tant de boucliers
blancs ? – Ce ne sont certes pas des boucliers, mais des piliers de pierre
qui brillent auprès d’une forteresse au milieu de la forêt ! répliqua
dédaigneusement Crom Derail. – Si ce sont des piliers de pierre aux portes d’une
forteresse royale, s’obstina Crom Deroil, alors peux-tu m’expliquer pourquoi se
discerne une telle multitude de pointes rouges, probablement des lances ou des
javelots, par-dessus la masse de guerriers qui viennent droit sur nous ? –
Ce ne sont pas des pointes de lances ou de javelots, assurément, mais les daims
et les grands troupeaux de cerfs de la province, avec leurs bois et leurs
andouillers. Ils s’agitent dans la forêt parce que le jour est sur le point de
poindre et qu’il leur tarde d’aller brouter. – Si ce sont des daims et des
cerfs, alors peux-tu m’expliquer pourquoi ces troupeaux projettent tant de
mottes de terre avec leurs sabots qu’au-dessus de leurs têtes ils obscurcissent
jusqu’au ciel ? Il n’y a pas de doute : ce ne sont pas des troupeaux
de daims et de cerfs, mais des chevaux attelés qui se sont lancés dans une
course folle vers la forteresse. – Ce ne sont certainement pas des chevaux
attelés à des chars, répondit Crom Derail, mais du bétail, des troupeaux de
vaches et de bœufs, de moutons et de chèvres qui se précipitent hors de leurs
abris pour mieux profiter de la pâture qui les attend lorsque la neige aura
fondu dans les grandes prairies. D’ailleurs, une troupe d’oiseaux plane
au-dessus d’eux. – Si ce sont des oiseaux, alors pourrais-tu m’expliquer pourquoi
leur plumage est fait de tissu et de laine et non de duvet harmonieux et
multicolore ? »
À ce moment, Cûroi au beau visage sortit à son tour de la
maison, et la dispute des deux druides sur les remparts de Temair Luachra
éveilla sa curiosité.
« Certes, se dit-il, ces deux-là ne semblent pas
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