Les Conjurés De Pierre

Toutes ses craintes, si vives quelques instants auparavant, s’étaient subitement dissipées. Elle approcha courageusement sur la pointe des pieds de la lumière avant de s’immobiliser dans un coin pour observer l’homme à la capuche qui lui tournait le dos. Il lisait tranquillement un livre et ne s’était pas rendu compte qu’Afra était derrière lui.
    Elle fit un bond et arracha la capuche de l’inconnu sans même avoir préalablement réfléchi aux conséquences fâcheuses que pouvait avoir son geste et sans se soucier de l’identité de celui qui se cachait derrière. Elle avait simplement cédé à une impulsion.
    En découvrant un visage totalement inattendu, elle fut tellement déconcertée que les mots lui manquèrent.
    — Frère… Do… Domique ! finit-elle par articuler.
    — Femme, vous m’avez fait peur ! Mais que faites-vous ici à une heure pareille ?
    Afra reprit son souffle et retrouva enfin l’usage de la parole :
    — Je pourrais vous renvoyer la question, frère Dominique, moi qui croyais que vous ne pouviez pas sortir de l’asile de fous !
    Le vieillard caressa sa longue barbe en souriant malicieusement :
    — Vous avez absolument raison. En revanche, celui qui, comme moi, a passé toute sa vie derrière la clôture, connaît aussi les passages secrets qui permettent de la franchir. Vous n’irez pas me trahir ?
    — Pourquoi le ferais-je ! répliqua Afra aimablement. Si vous ne me trahissez pas…
    Frère Dominique hocha la tête et esquissa un petit signe de croix :
    — Dieu m’en préserve, par la s ainte Vierge Marie !
    Ils se regardèrent quelques instants en souriant, chacun réfléchissant par-devers soi aux raisons de la présence de l’autre dans le lieu.
    — Je suis entrée par la porte. Jakob Luscinius, le nouveau bibliothécaire, m’a ouvert, chuchota Afra qui avait deviné la question que se posait le vieil homme.
    Et Dominique de répondre à son tour :
    — Dans la crypte sous l’abside de l’église, il y a un passage qui conduit à l’extérieur. Il ne faut pas avoir peur d’enjamber quelques crânes et ossements datant de centaines d’années pour entrer ici. Quant à l’asile de fous, il est fait pour abriter, comme son nom l’indique, des fous qui n’ont plus toute leur tête. Un homme disposant d’une tête normalement faite trouve toujours le moyen de se soustraire à la vigilance des moines de la Sainte-Trinité.
    — Mais que cherchez-vous précisément ici, frère Dominique ?
    — Ce que je cherche ? s’emporta le vieillard, des livres, rien que des livres ! On ne m’a autorisé à lire qu’un seul et unique livre ! Vous rendez-vous compte ! En ne lisant que ce livre unique, qui plus est, la Bible, l’homme a tendance à s’abêtir. Alors, chaque semaine, je viens ici en chercher un nouveau et je remets l’autre à sa place.
    — Et personne n’a encore découvert votre manège ? Je n’arrive pas à y croire.
    — Ah, femme…
    Une étrange tristesse s’empara subitement de l’homme.
    — Les livres et les hommes ne sont pas différents, poursuivit-il. À première vue, rien ne distingue un livre d’un autre livre et un homme d’un autre homme. Mais après un examen approfondi, les différences sautent aux yeux. Croyez-vous sérieusement que les moines de ce couvent puissent s’intéresser aux livres ?
    Afra retrouvait la vivacité d’esprit qui l’avait frappée chez le vieux sage lors de leur première entrevue. Elle n’avait encore jamais rencontré un homme qui acceptât la tristesse de son destin avec autant de résignation. Il s’était réfugié dans un monde de rêve, dans un monde de livres. Quel mal y aurait-il si cela le rendait heureux ? Or frère Dominique avait vraiment l’air heureux.
    — Mais dites-moi ce que vous recherchez dans cette bibliothèque, certainement pas l’ a ncien t estament ou le l ivre des Apôtres ? Laissez-moi deviner : non, pas un livre précis. N’auriez-vous pas caché ici le mystérieux parchemin dont vous m’avez parlé ?
    Afra fut saisi d’effroi. Jusqu’à présent, elle tenait le moine pour un sage, posséderait-il aussi des facultés de devin ? Elle se sentait démasquée, livrée à la merci de cet homme dont elle devait craindre désormais qu’il divulgue son secret. À moins qu’il n’agisse pour le compte des puissances occultes qui l’espionnaient déjà depuis fort longtemps ?
    À court de réponse, le sourire aux lèvres,