Les conquérants de l'île verte
un endroit caché sur la rive, au
milieu des roseaux. Puis il se prépara à sortir du lac. « Un
instant ! lui cria Ailill. Vois-tu ce sorbier, là-bas, de l’autre côté du
lac ? Je trouve ses baies très jolies. Avant de nous rejoindre, va donc
jusque-là et rapporte-m’en une branche. »
Fraech nagea jusqu’à l’autre extrémité du lac, atteignit le
sorbier, en brisa une branche et, la portant sur son épaule, il traversa en
sens inverse pour l’offrir au roi. Pendant ce temps, Finnabair était venue
jusqu’au rivage. Elle regardait nager Fraech et admirait sa souplesse, son
agilité et sa beauté : elle n’avait jamais vu de corps aussi blanc, de
chevelure noire aussi harmonieuse, de visage aussi fin, d’yeux aussi bleus, de
bouche aussi vermeille. Elle sentait son cœur tout ému et se prenait à rêver.
Cependant, Fraech s’était rapproché du rivage. Il jeta la
branche de sorbier aux pieds d’Ailill. « Ces baies sont superbes !
s’écria Ailill. Assurément, je n’en ai jamais vues de plus splendides. Je t’en
prie, Fraech, va nous chercher une autre branche. »
Fraech fit demi-tour et entreprit de traverser le lac. Mais,
quand il fut au milieu, il sentit qu’une bête monstrueuse surgissait des
profondeurs et l’attaquait.
« Jetez-moi une épée ! hurla-t-il. La bête me
tient ! »
Mais il ne se trouvait sur la rive aucun homme qui osât lui
lancer une arme, par crainte d’Ailill et de Maeve. Alors, Finnabair se dévêtit
en un tournemain et plongea dans le lac avec l’épée de Fraech. Quand il vit sa
fille agir de la sorte, Ailill lui décocha un javelot à cinq pointes. Le
javelot traversa les deux tresses de la jeune fille, mais Fraech le saisit de
sa main droite et le retourna contre Ailill avec une telle précision que le
trait traversa la robe de pourpre du roi. Finnabair tendit alors l’épée à
Fraech. « Ô Finnabair ! dit-il, tu es vraiment la blanche apparition [103] qui vient me
sauver ! »
Avec son épée, Fraech eut tôt fait de couper la tête de la
bête et la ramena sur le rivage. Mais il était épuisé, et son corps blanc
portait de nombreuses blessures. Ailill ordonna qu’on le transportât dans la forteresse.
« Qu’on le soigne ! ajouta-t-il, et qu’on prépare
un bain, afin de lui laver ses plaies. Qu’on lui apporte également du bouillon
pour le réconforter. » Puis il dit à Maeve : « Je n’aurais pas
dû me comporter de la sorte, car ce jeune homme n’est pas coupable et, au
surplus, il nous a montré son courage. Je me repens de ma mauvaise action.
Quant à notre fille, elle nous a trahis en lui apportant l’épée. Ses lèvres
mourront avant demain soir, car il est impossible de tolérer plus longtemps
tant d’audace et d’orgueil. »
Ils rentrèrent alors dans la forteresse. On avait mis Fraech
dans le bain, et des femmes se pressaient autour de lui pour le frotter, les
autres pour lui laver la tête. On lui fit boire du bouillon, puis on le retira
de la cuve et on le coucha dans un bon lit.
Au même instant, retentit une grande lamentation qui se
répandait autour de Cruachan, et l’on vit bientôt dans la prairie trois
cinquantaines de femmes vêtues de tuniques de pourpre, coiffées de coiffures
vertes et qui portaient au poignet des bracelets d’argent. On envoya aussitôt
quelqu’un leur demander pourquoi elles se lamentaient si fort et qui elles
étaient. « Nous nous lamentons à propos de Fraech, le fils d’Idach et de
Befinn dont il est le fils favori, lui, le jeune homme le mieux aimé de toutes
les tribus de Dana. »
Mais Fraech avait entendu la lamentation.
« Soulevez-moi, dit-il à ceux qui l’entouraient. Je reconnais là la
lamentation de ma mère et des femmes de Boann. Emmenez-moi jusqu’à
elles. » On le transporta donc à l’extérieur de la forteresse, dans la
prairie. Dès que les femmes le virent, elles l’entourèrent et, l’emmenant,
disparurent dans la brume qui s’était brusquement levée et enveloppait
Cruachan.
Mais, le lendemain, vers le milieu de la matinée, on vit revenir
Fraech en compagnie des cinquante femmes. Il était guéri, ne montrait plus ni
blessures ni fatigue. Les femmes qui l’escortaient étaient toutes du même âge,
de la même taille, de la même beauté, d’un aspect féerique, et nul n’aurait pu
les distinguer les unes des autres. Peu s’en fallut que les gens ne périssent
étouffés, tant ils se pressaient pour les contempler. Elles
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