Les conquérants de l'île verte
priori, telle qu’elle apparaît
dans le récit de la bataille de Mag-Tured , elle serait
plutôt une divinité guerrière féroce envers ses ennemis lors des conflits et
excitant les guerriers à combattre avec acharnement. Mais la fureur guerrière
qu’elle manifeste abondamment se double d’une fureur sexuelle débridée qui fait
d’elle sinon une divinité de l’amour, du moins une sorte de déesse de
l’érotisme. Les deux vont d’ailleurs de pair, et dans les prolongements de
l’épopée celtique, on rencontrera de nombreuses femmes-guerrières, à la fois
magiciennes et expertes en l’art militaire, qui sont les initiatrices des
futurs héros, qu’ils se nomment Cûchulainn ou Finn mac Cool.
Le nom de Morrigane ( Morrigu ), qui
signifie « grande reine », évoque bien entendu celui de la
« fée » Morgane des romans arthuriens et du cycle du Graal : il
s’agit en tout cas du même archétype, à la fois guerrier, sexuel et magique. De
plus, la Morrigane de l’épopée irlandaise apparaît souvent sous l’aspect d’une
corneille, et on l’appelle alors la Bobdh : l’analogie avec Morgane est
frappante, puisqu’elle et ses compagnes de l’île d’Avalon possèdent exactement
le même don de métamorphose. D’ailleurs, il se peut que la femme féerique qui
apporte une branche du pommier d’Émain au héros Bran, fils de Fébal, avant de
l’entraîner dans une étrange navigation, soit la Morrigane elle-même, encore
que son nom ne soit pas prononcé dans le cadre de cet épisode. Pourquoi la
« grande reine » ne régnerait-elle pas sur cette terre bienheureuse
où les fruits sont mûrs toute l’année et d’où sont absentes la maladie, la
vieillesse et la mort ? L’île mystérieuse d’Émain Ablach est en tout cas
l’exact équivalent, linguistique autant que mythologique, de l’île d’Avalon, la
fabuleuse Insula Pomorum vers laquelle convergent tous
les fantasmes de l’humanité souffrante.
Morrigane demeure le type en soi de la femme celte vue par
les auteurs d’épopées mythologiques ; et ce type va se retrouver ensuite
bien souvent dans des personnages féminins qui, à la limite de l’humain et du
féerique, sont toujours détenteurs de pouvoirs plus ou moins surnaturels et
dépositaires du redoutable geis , c’est-à-dire d’une
incantation magique qui a valeur d’obligation absolue pour celui ou celle qui
en est l’objet. Le beau Dermot, fils d’O’Duibhné, l’un des compagnons de Finn
mac Cool, en saura quelque chose, lui que subjugue le geis de la belle Grainné (Grania), qui s’est éprise éperdument de lui. Les philtres
d’amour ne sont que des pis-aller complètement rationalisés, comparés à cette
incantation magique et religieuse qui fait intervenir le monde invisible et
place les actes humains sous la caution des divinités invisibles. La jeune Étaine,
tant aimée par le sombre dieu Mider (qui a nombre de points communs avec le
Méléagant de Chrétien de Troyes), est elle-même le jouet d’un geis lancé par sa rivale Fumnach, et rien au monde ne peut lui épargner la longue
période de turbulences puis de métamorphoses qui lui échoit de ce fait. Et
pourtant, l’aventure d’Étaine et de Mider est une histoire d’amour
« normal », dans la plus belle tradition romantique. Mais, dans
l’épopée celtique, l’amour n’est pas un sentiment isolé : il fait partie
des grandes mutations qui s’opèrent dans l’univers, et tout se ramène, malgré
les imbrications psychologiques, à une dimension cosmique à laquelle nul ne
peut échapper. C’est bien moins le caractère fatal de la passion amoureuse qui
se trouve mis en relief que sa nécessité métaphysique. Plus que jamais, on
semble dire que s’il existe un dieu, il ne peut être qu’amour. Car l’amour
construit le monde, et la femme, qui est initiatrice par essence, est capable
de donner, par son amour, une seconde naissance, la naissance dans l’éternité,
à celui qu’elle a choisi d’aimer.
On a trop répété, et on a fini par s’en persuader, que
l’épopée ne laissait aucune place à la vie affective, à l’étude du comportement
psychologique des héros, dont la description demeurait trop souvent extérieure,
stéréotypée selon les normes du genre. Certes, les personnages d’épopée sont
des archétypes, ils sont chargés de signification symbolique, mais ils ne sont
pas pour autant dépourvus de réactions humaines et donc de vie
Weitere Kostenlose Bücher