Les conquérants de l'île verte
intérieure.
Certes, il y a grandissement de ce qu’on appelle les caractères ,
grandissement qui est indispensable pour mettre en valeur des actions hors du
commun. Certes, intervient également une simplification destinée à insérer les
personnages et les actions dans un cadre déterminé accessible à un public qui
ne comprendrait pas les longs développements subtils de la psychologie des
profondeurs. Mais on a tendance à oublier que les héros sont des humains, même
s’ils sont présentés comme surhumains . Et, dans tous
les récits épiques de l’Irlande ancienne autant que dans ceux de l’antique
Bretagne, ce sont des êtres humains qui décrivent d’autres êtres humains en
proie aux turbulences de la vie, donc en proie aux incertitudes, aux angoisses,
aux souffrances, mais aussi aux joies, aux enthousiasmes, aux délires de toute
sorte. L’amour de Mider pour Étaine est émouvant parce qu’il est celui que
pourrait éprouver tout homme envers toute femme. L’acharnement que met Lug à
venger sur les descendants du meurtrier la mort de son père témoigne de la
souffrance intérieure que lui cause l’injustice dont son père a été victime.
L’étrange passion d’Œngus pour la femme entrevue à travers le brouillard et
l’enchantement de Bran, fils de Fébal, quand il entend la voix de la reine des
fées lui vanter les charmes de l’île bienheureuse, sont des traits parfaitement
humains, que n’importe quel être serait capable de ressentir.
En cela réside l’étonnante richesse de ces épopées
fragmentaires dispersées tout au long des manuscrits du Moyen Âge et dont il
est cependant facile de reconstituer les lignes directrices. Elles nous
révèlent non seulement une réflexion métaphysique sur le monde et sur les
rapports entre le visible et l’invisible, mais encore une sensibilité qui ne le
cède en rien à celle que le romantisme a cru inventer. Ces divers récits surgis
du passé sont des témoignages en même temps que de belles histoires qu’on doit
transmettre de génération en génération avec la conscience d’apporter quelque
chose de beau, de bon et de sain. Moins que jamais, l’arbre de la connaissance ne
pourra épanouir ses frondaisons dans le ciel si ses racines ne sont richement
nourries par les ombres qui rôdent dans la terre, tels des fantômes attendant
désespérément le moment de se réincarner. Et seule la poésie peut aider à
accomplir cette subtile opération alchimique.
Pour ce faire, il importe toutefois de se laisser glisser le
long des étranges frontières du réel . Vers les contrées
où le rêve et la réalité forment les deux versants d’une même et unique
montagne.
Poul Fetan, 1997
AVERTISSEMENT
Le récit qui suit n’est ni une traduction
ni une adaptation des textes originaux, moins encore une fiction romanesque
inspirée par des thèmes épiques. C’est une réécriture de la grande épopée des Celtes
telle qu’on peut la reconstituer à l’aide des multiples histoires contenues
dans les manuscrits irlandais du Moyen Âge, histoires qui apparaissent comme
les plus anciennes conservées de la tradition celtique. Cette réécriture obéit
à deux impératifs : raconter le plus simplement possible, dans une langue
actuelle accessible au plus grand nombre, et respecter intégralement le schéma
dramatique originel. C’est pourquoi, à chaque épisode, référence précise sera
donnée du texte qui aura servi de base. Les œuvres du passé appartiennent au
patrimoine de l’humanité, mais il est parfois nécessaire de les transcrire à
l’usage d’un public nouveau. En cela consistait déjà l’entreprise des
transcripteurs du Moyen Âge. C’est la même entreprise qui est proposée ici.
PRÉLUDE
L’homme des anciens jours
En ce temps-là, l’abbé Finnen [14] ,
en compagnie de six de ses disciples, parcourait la terre d’Irlande pour y
prêcher l’Évangile et baptiser ceux qui ne l’étaient pas encore. Ainsi
arriva-t-il un jour auprès d’une forteresse qui s’élevait sur le rivage, au
fond d’une baie, dans une région très isolée de l’Ulster [15] .
Comme ses compagnons et lui-même étaient fatigués par une longue marche, il
demanda l’hospitalité au chef qui tenait la forteresse. Mais celui-ci lui fit
répondre qu’en aucun cas il n’accepterait dans sa demeure des vagabonds qui incitaient
les hommes d’Irlande à abandonner leurs anciennes coutumes.
En entendant cette réponse,
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