Les contrebandiers de l'ombre
avait pourtant vu, à la place du signal des contrebandiers, quatre signaux blancs, qui signifiaient, selon le code convenu au préalable, l'arrestation de la bande. Il avait déjà coupé la route du large au lougre, et ce dernier était prisonnier entre la bouche de l'anse et la troupe des dragons sur le rivage. Coincé comme il était, le lougre ne pouvait même pas tirer un coup de canon.
Mais, brusquement, le bandit avait viré et tourné au vent. Ce changement soudain de direction avait pris le capitaine du Hindrance de court. Avant qu'il pût donner l'ordre de virer de bord, un inquiétant craquement avait ébranlé la carcasse du navire. Le choc brusque démâta le Hindrance, qui fila tout droit sur un banc de récifs. Un silence mortel planait maintenant sur la scène...
Le capitaine se rendit compte alors qu'ils ne se trouvaient pas devant Bishop's Creek, mais avaient été attirés dans les eaux traîtresses de Dragons' Cove, l'anse du Dragon ! Un endroit où aucun navire ne s'aventurait sans être habitué au mince chenal navigable au milieu des dangereux récifs. Son bâtiment broyé entre la houle et le roc, le capitaine et les quelques survivants capables de nager furent jetés au rivage. Là, sur les sables mouillés, le capitaine du Hindrance se trouva face au traître qu'il croyait sous les verrous à Westlea Abbot. La dernière chose qu'il fut donné de voir au capitaine furent les tours de Merdraco et, non loin de la forteresse, l'ombre d'un cavalier. Cette ombre était celle de l'homme en qui le capitaine avait placé sa confiance et sa vie.
Une quinzaine de jours plus tard, dans un petit village du pays de Galles, un visiteur solitaire se tenait au milieu du cimetière, dominé par une pauvre église de pierre grise. Bravant les puissants vents d'ouest venant du chenal, il fixait, de ses yeux embués de larmes, la terre fraîchement remuée. Devant lui, à quelque distance, s'agitaient les eaux turbulentes du canal de Bristol et, au-delà, se trouvait l'Angleterre. Il baissa la tête et médita sur la tombe de son frère, luttant de tout son être contre les vents qui jouaient avec lui et son couvre-chef. Après un dernier adieu et une promesse, il s'en alla lentement, cherchant chaque pas sous la contrainte des rafales. Il ne pourrait jamais oublier les mots qui venaient d'être ciselés sur la pierre glacée :
A la mémoire de Benjamin Lloyd
Capitaine du H.M.S. Hindrance
Aimé — Honoré — Pleuré.
Chapitre 4
L'homme qui accompagnait Dante Leighton, quand ce dernier entra dans la grande salle de l'auberge, attira immédiatement l'attention de Huston Kirby, car c'était sir Morgan Lloyd en personne, le capitaine du Portcullis.
Le petit valet se dirigea aussitôt près des deux hommes, tandis qu'un groupe de marins du Dragon des mers portait un toast en l'honneur de l'officier de marine. C était la première fois et probablement aussi la dernière qu'on enregistrait un tel événement dans les annales de la contrebande.
— Je n'aurais jamais cru cela possible, commenta sir Morgan avec un sourire détendu, tout en acceptant une chope pleine à ras bord des mains d'un gabier.
— A votre santé, capitaine, répéta Dante Leighton en levant sa propre pinte débordante de mousse en l'honneur de son ancien adversaire.
— Et à la vôtre, capitaine, répéta sir Morgan, qui ne voulait pas être en reste de courtoisie.
Néanmoins, par-dessus la mousse, leurs regards se mesurèrent.
— Allez-vous rester à Londres plus longtemps, ou bien retournez-vous en poste aux Carolines? demanda Dante en époussetant sa manche droite.
— Je ne reste à Londres que quelques jours. On n'en a jamais fini avec la paperasserie de l'Amirauté. Puis j'irai à Portsmouth pour des raisons de service. Et si celui-ci me le permet, peut-être m'accorderai-je quelques jours de repos chez moi, au pays de Galles, expliqua sir Morgan sans pouvoir retenir un accent de nostalgie dans sa voix.
— Vous avez de la famille, là-bas ? demanda Dante avec curiosité.
Bien qu'il jouât au chat et à la souris avec cet homme depuis de nombreuses années, il ne connaissait rien de la vie personnelle de son ennemi.
Sir Morgan sourit, assez tristement en fait.
— Ni femme ni enfant, si c'est ce que vous vouliez dire. Mais une maison et un jeune frère que j'aimerais bien revoir. Cela fait longtemps... Nous étions assez batailleurs dans notre enfance, pourtant. Et ma mère, qui était veuve, a fait face à pas
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