Les contrebandiers de l'ombre

s'écria-t-elle.
    Peur ou incertitude, Dante Leighton ne savait pas très bien lui-même ce qu'il ressentait, mais il ne montra aucun de ses sentiments en soutenant le regard hostile de l'intrus.
    Le visage du duc de Camareigh n'était pas inconnu de Dante. Ce n'était pas un visage que l'on oubliait facilement.

    Depuis le coin de la bouche jusqu'au-dessus de l'œil, une fine balafre taillait son chemin avec décision à travers la joue, renforçant l'aspect sinistre d'une tête d'aigle. Les années ne l'avaient guère changé, pensa Dante, se souvenant d'autrefois, lorsqu'il s'asseyait en face de lui, à la table de jeu. Il se tenait toujours droit comme un piquet, sa taille était toujours aussi fine. Il y avait simplement plus de rides pour strier sa peau... L'expression de ses yeux marron-roux était plus cynique et désabusée encore, sauf quand ils se posaient sur le visage de sa fille. Là, seulement, ils reflétaient toute la chaleur de leur teinte.
    Oui, Dante se souvenait bien de ces yeux et du mépris qu'ils exprimaient pour ce jeune insouciant, mépris que le duc n'avait guère cherché à cacher le jour, ou plutôt la nuit, où il gagna une fortune aux dépens du dissolu marquis de Jacobi. Dante s'était senti désarmé la dernière fois qu'il avait rencontré le duc, et maintenant, alors qu'il reculait et lâchait prise, il comprenait que les années n'avaient pas changé cela. L hostilité avait simplement remplacé le mépris dans les yeux du duc de Camareigh, et cela, il ne le cachait pas non plus.
    On n'oubliait pas facilement le duc de Camareigh.
    Sir Morgan partagea sans le savoir cette même impression. Resté immobile par discrétion, il sentit le regard pénétrant du duc le jauger avec prudence. Soudain, sir Morgan se demanda comment un individu aussi dur et arrogant avait pu engendrer une personne aussi gracieuse et agréable que lady Rhea Claire. Elle devait certainement tenir de sa mère. Il commença à se sentir très mal à l'aise sous ce regard impérieux, d'autant plus qu'il devait être prudent : le duc ne serait pas sans influence sur la carrière d'un officier qui aurait eu le malheur de lui déplaire.
    — Père, voici sir Morgan Lloyd, du H.M.S. Portcullis. Il nous a escortés jusqu'en Angleterre.
    Nous lui devons beaucoup, car c'est lui qui est venu à ma rescousse lorsque nous étions à l'ancre à Antigua.
    Sir Morgan fut soulagé de cette introduction.
    — Capitaine, dit le duc en inclinant légèrement la tête, si ce que m'a dit ma fille est vrai, et je n'ai aucune raison d'en douter, je vous dois ma plus totale gratitude. C'est un honneur de faire votre connaissance.
    Sir Morgan eut droit à l'un des rares sourires du duc.
    — Cet honneur est le mien, Votre Grâce. Lady Rhea est trop bonne, et je n'ai fait que mon devoir. Je suis simplement heureux d'avoir pu lui rendre service. (Sir Morgan, cela se voyait, ne parlait pas avec fausse modestie, et il croisa le regard de l'autre homme, un peu en avant de lui.) Cet honneur revient au capitaine Leighton, qui a sauvé votre fille de ses agresseurs et des docks de Charlestown, et par la suite, des diverses tentatives de meurtre qu'elle a dû braver.
    Pour sir Morgan, il s'agissait de la vérité nue, pour autant qu'il eût des lumières dans ce domaine. Mais le duc ne semblait pas voir le capitaine du Dragon des mers sous le même jour.
    — Mais tout cela s'est passé il y a plus de six mois. J'ai l'impression que vous n'avez pas pris le plus court chemin pour rentrer ? Ou bien m'a-t-on mal renseigné sur la position des Antilles par rapport à l'Angleterre ?
    — Père, je peux vous expliquer. Il faut que je vous dise tellement de choses à propos de...
    — Rhea, veux-tu laisser ce gentilhomme expliquer pourquoi il t'a retenue si longtemps à son bord ?
    Surpris sur le moment par les souvenirs qui affluaient en présence de Lucien Dominick, duc de Camareigh, Dante n'avait pas encore repris son calme. Mais toutefois, il n'était plus ce jeune lord effrayé et battu qui avait fui Londres. Ce changement devait avoir été perçu par le duc, qui haussa la taille.
    — Leighton, murmura-t-il. Le nom ne m'est pas inconnu...
    — Effectivement, Votre Grâce. Bien que capitaine depuis de nombreuses années, je suis aussi le marquis de Jacobi.

    Cette fois, ce fut au tour du duc de cacher sa surprise. Le capitaine du Dragon des mers, un contrebandier notoire, pair du royaume ! Le duc resta un moment à assimiler cette information.