Les derniers jours de Jules Cesar
perplexe : « As-tu besoin d’aide, Artémidore ?
— Non, je me débrouille tout seul.
— Très bien. Dans ce cas, je m’en vais. Mais si tu te
ravises, fais-moi appeler. Je connais ce travail. »
Tout en parlant, le jeune homme caressait les rouleaux et
les étiquettes, qu’il tournait et retournait entre ses doigts avec curiosité.
D’un geste nonchalant, il tira de sous sa tunique un petit rouleau et le posa
sur la table du catalogue. Il adressa à son interlocuteur un sourire rusé et
repartit.
Artémidore poursuivit son travail, gêné par la présence de
ce nouvel objet. Son regard y étant sans cesse attiré, il finit par
l’ouvrir : il contenait les noms manquants !
Le poids d’une énorme responsabilité s’abattit sur ses épaules.
Comment avait-il pu s’engager de la sorte auprès d’Antistius ? Comment
s’en sortirait-il à présent ? Certes, il pouvait feindre l’indifférence,
mais il était trop tard pour reculer. Le jeune esclave était au courant, son
ami aussi. S’il ne transmettait pas ce renseignement et que la victime avait la
vie sauve, quel sort l’attendrait ? S’il transmettait le message et que
les choses tournaient mal, que lui réserveraient les hommes dont les noms
composaient cette liste ?
Son esprit se débattait entre les deux écueils de Charybde
et Scylla, tel le fragile bateau d’Ulysse. Un monstre à la gueule ouverte
semblait tapi derrière chacun d’eux, prêt à le réduire en miettes. Toute son
audace s’évanouit. Il dissimula le rouleau à l’intérieur d’un autre et se remit
au travail en s’efforçant de se donner une contenance : il avait même peur
de son propre regard. Au fur et à mesure que le temps passait, une réflexion se
formait dans son esprit. Si la faction de Brutus l’emportait, la situation se
détériorerait inévitablement, étant donné la façon dont il était lui-même
traité et soupçonné. En revanche, si le projet était éventé grâce à lui,
l’homme le plus puissant du monde lui devrait la vie. Un homme qui s’était
montré à mille reprises généreux avec ceux qui l’avaient aidé. Du reste,
Antistius le lui avait garanti et il avait toujours tenu parole. Artémidore
s’abandonna à des rêveries exaltantes. Il se voyait dans la demeure du
dictateur à vie, honoré, révéré, vêtu de somptueux habits, savourant les mets
les plus raffinés. Servi par des jeunes hommes de toute beauté, respectueux et
surtout consentants. Il posséderait des coiffeurs et des secrétaires. Pareille
occasion ne se présentait qu’une seule fois dans une existence, et il ne se
pardonnerait jamais de l’avoir laissée échapper. Il lui fallait donc agir.
Ses mains couraient d’un rouleau à l’autre : Thucydide
glissait légèrement dans sa niche ; plus bas, Callimaque et Apollonios de
Rhodes remplissaient le compartiment qui leur était destiné. Dans leurs
éditions de luxe, Homère et Hésiode occupaient le point culminant de l’étagère
aussi bien par droit chronologique qu’en vertu de leur prestige littéraire.
Poètes, historiens, philosophes et géographes reprenaient leur place. Quand, en
nage et satisfait, Artémidore balaya la bibliothèque du regard, il constata
qu’elle avait recouvré sa dignité.
Il poussa un soupir de soulagement, puis se plongea dans la
lecture et dans l’élaboration du plan qui lui permettrait de rapporter à
Antistius le résultat de ses recherches.
Il entrouvrit la porte qui donnait sur le couloir. Appuyé
contre le mur, les bras croisés, un des gardes du corps de Brutus avait tout
l’air de le surveiller. Maintenant que le problème principal était résolu, il
restait à en affronter un autre, tout aussi épineux.
Romae,
in aedibus Bruti, a.d. III Id. Mart., prima vigilia
Rome,
demeure de Brutus, 13 mars, premier tour de garde,
sept
heures du soir
Artémidore se dit qu’il ne pourrait tout de même pas passer le
reste de ses jours dans la bibliothèque et qu’il avait intérêt à gagner la
cuisine pour dîner avec des convives au niveau peu élevé.
Il lui arrivait d’être invité à la table de son maître, dans
des situations où ses connaissances étaient susceptibles de favoriser et
d’animer la conversation.
Il adressa un signe de tête à l’énergumène aux bras croisés,
qui ne lui répondit pas, et gagna les cuisines. Les serviteurs qui s’y
activaient semblaient soucieux, peut-être par contagion avec l’état d’esprit
des
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