Les Essais
comme l'oiseau prend son vol, mais sous la
bride de sa filiere.
Exilia, tormenta ; bella ; morbos ; naufragia
meditare, ut nullo sis malo tyro
. A quoy nous sert ceste
curiosité ; de preoccuper tous les inconveniens de l'humaine
nature, et nous preparer avec tant de peine à l'encontre de ceux
mesme, qui n'ont à l'avanture point à nous toucher ?
(
Parem passis tristitiam facit, pati posse
. Non seulement
le coup, mais le vent et le pet nous frappe.) Ou comme les plus
fievreux, car certes c'est fievre, aller dés à ceste heure vous
faire donner le fouët, par ce qu'il peut advenir, que fortune vous
le fera souffrir un jour : et prendre vostre robe fourree dés
la S. Jean, pour ce que vous en aurez besoing à Noel ? Jettez
vous en l'experience de tous les maux qui vous peuvent arriver,
nommement des plus extremes : esprouvez vous là, disent-ils,
asseurez vous là. Au rebours ; le plus facile et plus naturel,
seroit en descharger mesme sa pensee. Ils ne viendront pas assez
tost, leur vray estre ne nous dure pas assez, il faut que nostre
esprit les estende et les allonge, et qu'avant la main il les
incorpore en soy, et s'en entretienne, comme s'ils ne poisoient pas
raisonnablement à nos sens. Ils poiseront assez, quand ils y seront
(dit un des maistres, non de quelque tendre secte, mais de la plus
dure) cependant favorise toy : croy ce que tu aimes le
mieux : que te sert il d'aller recueillant et prevenant ta
male fortune : et de perdre le present, par la crainte du
futur : et estre dés ceste heure miserable, par ce que tu le
dois estre avec le temps ? Ce sont ses mots. La science nous
faict volontiers un bon office, de nous instruire bien exactement
des dimensions des maux,
Curis acuens mortalia corda
.
Ce seroit dommage, si partie de leur grandeur eschappoit à
nostre sentiment et cognoissance.
Il est certain, qu'à la plus part, la preparation à la mort, a
donné plus de torment, que n'a faict la souffrance. Il fut jadis
veritablement dict, et par un bien judicieux Autheur,
Minus
afficit sensus fatigatio, quam cogitatio
.
Le sentiment de la mort presente, nous anime par fois de soy
mesme, d'une prompte resolution, de ne plus eviter chose du tout
inevitable. Plusieurs gladiateurs se sont veus au temps passé,
apres avoir couardement combattu, avaller courageusement la
mort ; offrans leur gosier au fer de l'ennemy, et le convians.
La veue esloignee de la mort advenir, a besoing d'une fermeté
lente, et difficile par consequent à fournir. Si vous ne sçavez pas
mourir, ne vous chaille, nature vous en informera sur le champ,
plainement et suffisamment ; elle fera exactement ceste
besongne pour vous, n'en empeschez vostre soing.
Incertam frustra mortales funeris horam
Quæritis, Et qua sit mors aditura via :
Poena minor certam subito perferre ruinam,
Quod timeas, gravius sustinuisse diu
.
Nous troublons la vie par le soing de la mort, et la mort par le
soing de la vie. L'une nous ennuye, l'autre nous effraye. Ce n'est
pas contre la mort, que nous nous preparons, c'est chose trop
momentanee : Un quart d'heure de passion sans consequence,
sans nuisance, ne merite pas des preceptes particuliers. A dire
vray, nous nous preparons contre les preparations de la mort. La
Philosophie nous ordonne, d'avoir la mort tousjours devant les
yeux, de la prevoir et considerer avant le temps : et nous
donne apres, les reigles et les precautions, pour prouvoir à ce,
que ceste prevoyance, et ceste pensee ne nous blesse. Ainsi font
les medecins qui nous jettent aux maladies, afin qu'ils ayent où
employer leurs drogues et leur art. Si nous n'avons sçeu vivre,
c'est injustice de nous apprendre à mourir, et difformer la fin de
son total. Si nous avons sçeu vivre, constamment et tranquillement,
nous sçaurons mourir de mesme. Ils s'en venteront tant qu'il leur
plaira.
Tota Philosophorum vita commentatio mortis est
.
Mais il m'est advis, que c'est bien le bout, non pourtant le but de
la vie. C'est sa fin, son extremité, non pourtant son object. Elle
doit estre elle mesme à soy, sa visee, son dessein Son droit estude
est se regler, se conduire, se souffrir. Au nombre de plusieurs
autres offices, que comprend le general et principal chapitre de
sçavoir vivre, est cest article de sçavoir mourir. Et des plus
legers, si nostre crainte ne luy donnoit poids.
A les juger par l'utilité, et par la verité naifve, les leçons
de la simplicité, ne cedent gueres à celles que nous presche la
doctrine au
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