Les Filles De Caleb
avait toujours conservé les plus beaux textes que les enfants avaient rédigés. Une autre composition d’Ovila sur le bois. Une prière que la grosse Marie, maintenant mariée, avait écrite pour remercier ses parents de leur bonté et qu’elle avait intitulée : «Mon quatrième commandement».
Emilie souriait à travers ses larmes. Elle s’ennuierait de l’école, même si elle savait qu’elle n’en serait pas éloignée. L’enseignement lui manquerait, malgré une dernière année qui lui avait pesé un peu plus lourd. Les rires, les cris, les déceptions et les succès de ses élèves lui manqueraient. Lui manquerait aussi la variété saisonnière que lui offrait l’enseignement dans une école de rang: dix mois de travail suivis d’un été qu’elle pouvait regarder passer.
Elle remonta à l’étage pour fermer les fenêtres. Elle avait essayé de rendre le local le plus attrayant possible pour la nouvelle institutrice qui arriverait en septembre. Les commissaires lui avaient demandé si elle accepterait de remplacer l’institutrice, si jamais elle était malade. Emilie, elle, préférait que ce soit Rosée qui fasse ce travail. Il valait mieux qu’elle ne touche plus jamais à une craie, à un crayon de correction, à un livre de classe. Elle voulait que l’enseignement demeure un souvenir. Une période de sa vie qu’elle pourrait toujours ranimer en disant: «quand j’étais jeune et que j’enseignais...» Pas une seule journée elle n’avait manqué d’être à son poste. Grippe, mal de femme, extinction de voix, elle avait toujours été là. Entre dormir à l’étage et faire travailler les enfants en silence, elle avait toujours opté pour être avec les enfants.
Elle regarda l’heure. Ovila devait arriver d’une minute à l’autre. Elle redescendit dans la classe. Elle commença à fermer les fenêtres, une par une, prenant son temps pour bien s’imprégner des caractéristiques de chacune. La première qui grinçait. La seconde, sur laquelle il fallait donner un coup de poing à deux pieds de la base. La troisième, à laquelle il manquait une vis à la penture. La quatrième, dont le carreau en haut à droite avait été étoilé par un caillou lancé par elle n’avait jamais su quel élève. La cinquième, dont la vitre du bas avait toujours été gondolée, comme si elle avait fondu au soleil. La sixième, dont le mastic, pour une raison mystérieuse, se ratatinait d’année en année plus rapidement que celui des autres fenêtres.
Elle promena sa main sur chacun des pupitres, tout à coup attentive aux graffiti que les enfants s’étaient amusés à écrire et qu’ils n’avaient pu effacer. Charlotte x Lazare; Émilie, ma jolie...; Punaise; J’aime Jésus; J.C. est bête. Elle avait toujours répété aux enfants qu’il ne fallait pas abîmer la propriété d’autrui. De toute évidence, cet enseignement-là n’avait pas porté fruit.
Elle tourna ensuite son attention sur le plancher. Toujours les mêmes planches fendues. Toujours les mêmes jours entre les joints. Ses ramasse-poussière, comme elle les appelait. Toujours les mêmes taches impossibles à faire partir, surtout celle-là, en forme d’ours, que le petit Oscar avait involontairement dessinée en cassant son encrier. La tache avait bien pâli un peu à force d’être passée à l’eau de javel, mais elle était encore là.
Emilie sortit. Elle fit le tour de l’école, reculant pour mieux la regarder. L’école s’embrouilla. Elle décida donc de rentrer.
Elle s’assit encore à son pupitre. Elle regardait chacune des places devant elle. Elle entendait encore les voix. Elle voyait encore les visages, tantôt sérieux, tantôt rieurs. Finalement, elle conclut qu’elle était la seule à avoir changé. Elle était arrivée ici à seize ans. Elle en avait vingt et un. Elle avait vieilli. Non! elle n’avait pas vieilli.
Fébrilement, elle enleva toutes les pinces qui retenaient son chignon. Ses cheveux dévalèrent la pente de sa nuque et de son dos. Elle courut au petit coin. Elle se fît des nattes, beaucoup plus longues, beaucoup plus lourdes que celles qu’elle avait tressées ce premier hiver après le spectacle de Noël. Elle se regarda dans le miroir, se sourit à pleines dents. Son sourire se changea en une grimace de myope. Elle s’approcha du miroir. Elle avait bien vu! Un cheveu blanc la narguait de tout son éclat. Son premier cheveu blanc! Elle l’arracha. Tant pis, elle
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