Les Filles De Caleb
intéressant. Un amour caché pendant des années. Et vous, mademoiselle Émilie, est-ce que vous avez toujours su que monsieur était l’homme de votre vie?» Emilie se racla la gorge. Elle voulait à tout prix conserver sa contenance, mais Henri venait de commencer un petit jeu qu’ils étaient les seuls à comprendre. Elle haussa les épaules et se contenta de sourire, essayant de montrer à quel point les hommes, Ovila en l’occurrence, étaient naïfs. Ovila, qui ne savait pas du tout ce qui se passait, renchérit.
«J’ai été parti pendant quasiment deux ans, pis j’ai écrit une lettre à Émilie pour lui dire de m’attendre. Quand je suis rentré, l’année passée, Émilie m’attendait.»
Les propos d’Ovila étaient teintés tantôt d’orgueil, tantôt de tendresse, tantôt d’amour. Émilie ne savait plus où regarder. Henri semblait passionné par cette histoire et Antoinette aussi.
«Et vous, ma chère Antoinette, avez-vous déjà connu une chose semblable?
— Oh! non, moi vous savez, je vous l’ai dit, j’ai passé une bonne partie de ma vie en élève au couvent. Pis vous, monsieur Henri, avec tout votre charme, vous avez dû en faire couler des larmes.
— Pas vraiment, ma chère. A vrai dire, je ne me suis intéressé qu’à une seule femme. Je me suis même fiancé. Mais voyez-vous, ma chère, je me suis rendu compte qu’elle ne me rendait pas tout l’amour que j’avais pour elle. Alors j’ai feint de craindre le mariage, et je lui ai redonné sa liberté.
— Pauvre vous! C’est pas drôle des histoires de même, hein Émilie? Vous avez dû en avoir de la peine.
— Oui, un immense chagrin, au point que j’ai reporté un voyage en Europe. Nous devions y aller en voyage de noces.
— En Europe! s’écria Ovila. Ça devait être une belle capricieuse votre fiancée. Je connais pas beaucoup de femmes qui refuseraient un voyage de même.
— Que voulez-vous, mon cher. Il y a un homme chanceux quelque part qu’elle aimait en secret. Le malheur des uns fait le bonheur des autres.
— Est-ce que vous avez encore du chagrin? lui demanda Antoinette, tout à son romantisme.
— Occasionnellement, surtout quand il m’arrive de la voir.
— Ho! fit Antoinette, ça doit être terrible de la voir. Surtout si, comme vous dites, ça vous arrive encore. Tu trouves pas, Emilie?»
Émilie, qui depuis le début de cette discussion était de plus en plus confuse, regarda Antoinette. Puis Henri. Puis Ovila. Puis Henri à nouveau. Elle ne savait quelle contenance adopter. Elle venait de comprendre l’ampleur du mal qu’elle avait fait. Il lui fallait trouver un moyen de s’excuser. Elle prit finalement son courage à deux mains.
«Je comprends, pauvre monsieur Douville, que cette femme vous a terriblement blessé. Mais j’aurais de la difficulté à croire qu’une femme honnête irait jusqu’à se fiancer pour jouer une comédie. Personnellement, si je connaissais une femme capable de faire une chose comme ça, je ne lui parlerais plus jamais.»
Henri l’avait écoutée religieusement. Entre elle et lui, la situation commençait à devenir tendue. Émilie décida néanmoins d’aller jusqu’au bout de cette explication.
«Je connais une fille qui a vécu, disons, quelque chose de semblable...
— Ah oui? fit Antoinette. Tu m’as jamais dit ça!
— C’est parce que c’est une fille de Saint-Stanislas, Antoinette.» Émilie enchaîna, oubliant soudainement de châtier son langage. «Donc, cette fille-là, il paraît que c’est pas par méchanceté qu'elle s’était fiancée. Elle avait la certitude de pouvoir rendre son fiancé heureux. Pis, il paraît
— bin tout cas c’est ce que les gens racontent qu’elle aurait dit — il paraît qu’elle s’est rendu compte que peut-être que lui pis elle ils avaient pas grand-chose en commun. Ça fait que le gars qui, il paraît, pensait la même affaire, a dit à la Mlle que c’était mieux de même. Il paraît aussi que, quand la fille a su que le gars avait menti, elle avait eu le cœur absolument crevé.
— Tu parles d’une niaiserie. Si seulement le monde se parlait des fois», fît Antoinette, impressionnée par cette histoire.
Douville s’était mouché bruyamment, avait éternué à deux reprises et s’était mouché encore une fois.
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