Les Filles De Caleb
Depuis bien avant que vous arriviez. C’est pour ça que je voulais pas vous laisser rentrer pis que je voulais pas qu’Ovila la voie avant qu’elle soit bien lavée.
— Pourquoi est-ce que vous l’avez pas envoyé me chercher avant?
— Parce que je savais que tout allait bien. Pis, j’ai quand même été un peu surprise de la sentir arriver.
— Ça a pas d’allure. Combien de temps que ça vous a pris depuis les premières douleurs?
— Deux heures!
— J’aurai tout vu. La première fois, ça finissait pus, pis la deuxième, ça a même pas eu le temps de commencer. »
Emilie demanda à la femme d’aller chercher Ovila qui jouait à faire les cent pas dehors, comptant bien fort chacun des pas, comme s’il montrait les chiffres à sa fille. Dès qu’Ovila aperçut la sage-femme, il blêmit. Elle lui sourit et lui demanda d’entrer dans la chambre.
Ovila fronça les sourcils quand il frappa à la porte. Un pleur de bébé lui répondit qu’il était attendu.
«Pas déjà, Émilie!
— Eh oui! Pis j’ai gagné la gageure.
— Une autre fille?
— Oui, monsieur. Belle comme un ange. Le portrait tout craché de ta mère. »
Ovila embrassa Émilie avant de se pencher sur l’enfant. Il porta son regard sur le petit front plissé qui coiffait deux yeux aveugles et grands ouverts. Il compta les doigts et les orteils et s’assura en blaguant qu’il s’agissait bien d’une fille. Il la prit dans ses bras. L’enfant n’émit aucun son.
«Je pense que je sais comment l’appeler, Ovila.
— Félicité? Comme ma mère? C’est vrai que la p’tite lui ressemble.
— Peut-être une autre fois. Celle-là, je voudrais l’appeler Marie-Ange.»
Ovila regarda la petite longuement en répétant son nom sur tous les tons. Puis il sourit à sa femme.
«C’est un nom qui lui va bien.»
L’automne berça Marie-Ange de longues journées ensoleillées. Un automne rempli d’étés des Indiens. A l’arrivée de sa sœur, Rose avait commencé à se sucer le pouce. Émilie et Ovila essayèrent tout pour lui passer cette habitude.
«Suce pas ton pouce, Rose. Tes dents vont être croches.
— É bon, ouce.
— Je sais que c’est bon, répondit Émilie patiemment, mais tu es pus un bébé astheure. Tu es encore la belle Rose à maman, mais le bébé c’est Marie-Ange. Pis Marie-Ange va apprendre à sucer son pouce si tu suces le tien.
— É bon, ouce!»
Émilie avait soupiré et décidé de ne plus faire allusion à la nouvelle habitude de Rose. Ovila commença à l’ignorer lui aussi. Rose n’en continua pas moins à sucer son pouce goulûment.
«Pendant vingt-sept mois, Rose a jamais sucé son pouce. C’est aujourd’hui qu’elle commence ça», dit Ovila un soir.
— Pis aujourd’hui, elle a recommencé à se salir.
— Non!
— Oui. Me voilà prise avec deux bébés aux couches.»
Ovila s’était emporté. Il dit à sa femme que Rose avait déjà mis beaucoup de temps à être propre et qu’il n’endurerait pas qu’elle les oblige à tout recommencer. Émilie lui demanda d’être patient. Rose était probablement jalouse du bébé.
«Ça arrive presque tout le temps. Ma mère m’a raconté que moi-même j’avais arrêté de manger toute seule quand mon frère est né.
— C’est pas une raison pour qu’on laisse Rose faire la même affaire.»
Ovila, au grand désespoir d’Émilie, avait entrepris de «dompter» Rose, la laissant assise pendant des heures sur le pot. Rose pleurait, gémissait et essayait de se lever. Ovila la rassoyait. Elle commença à s’éveiller la nuit et à réclamer de l’eau dès qu’Émilie se levait pour Marie-Ange.
«On va venir fous, Émilie. On a rien que deux enfants pis on en a plein les bras. Veux-tu me dire comment nos mères faisaient pour en avoir autant?»
Émilie soupirait et soulevait les épaules. Elle avait perdu beaucoup de poids et était de plus en plus cernée. Le bébé, heureusement, était facile, ne pleurant que s’il avait faim ou si sa couche était sale.
Marie-Ange avait trois mois quand Émilie et Ovila décidèrent qu’ils n’assisteraient pas à la messe de minuit. Ils se contentèrent d’aller au réveillon. Rose n’avait toujours pas cessé de se sucer le pouce, avait
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