Les Filles De Caleb
et qu’elle se permit de le regarder lourdement.
«Regarde-moi pas comme ça, Émilie...Tu dois bien savoir que dans les chantiers il est pas question qu’on prenne un p’tit coup. J’ai juste comme fait des provisions.»
Il trouva sa remarque assez drôle pour en rire. Émilie, elle, ne rit pas.
«Faudrait que tu m’expliques ça, Ovila. Quand tu arrives, tu dis que tu as du temps à reprendre pis avant de partir, tu dis qu’il faut que tu te fasses des provisions. Si je comprends bien, quand tu es pas dans le bois, tu as toujours une bonne raison de boire.
— Voyons donc, Émilie, je bois pas tant que ça. Juste une fois de temps en temps.
— Je te trouve généreux. On dirait que la seule affaire que tu sais pas compter, c’est les verres que tu prends.
— Fais pas de drame, Émilie. J’en prends pas tant que ça.
— C’est ce que je disais, Ovila...tu sais pas compter.»
Ovila partit le lendemain, tenant sa valise d’une main et sa tête de l’autre. Il avait oublié les remarques d’Émilie. Il la regarda longuement, lui fit plusieurs signes de la main et lui promit qu’il rentrerait aussitôt qu’il aurait assez d’argent pour qu’ils survivent jusqu’au prochain chantier. Émilie lui fit un signe d’assentiment, se demandant intérieurement si, maintenant, il comptait ses dépenses d’hôtel dans l’argent qu’il leur fallait.
A la surprise générale, il rentra à la fin janvier ; d’un pas alerte malgré le froid, impatient de surprendre Émilie et ses enfants. Émilie rit de plaisir quand elle l’aperçut. Ils passèrent une nuit agitée et heureuse. Une nuit comme ils les aimaient.
Le lendemain matin, Emilie lui demanda quand il devait repartir. Ovila répondit évasivement. Elle insista. Il lui avoua qu’il ne retournerait pas au chantier de coupe, mais qu’il repartirait pour la drave.
«Ça veut dire dans à peu près deux mois et demi.
— La drave? C’est trop dangereux ça, Ovila. J’aimerais mieux pas. J’vas être trop inquiète. Tu as pas d’expérience là-dedans. »
Ovila, à sa grande surprise, lui répondit assez sèchement qu’inquiète ou pas, il partirait. Qu’ils n’avaient pas assez d’argent pour subsister jusqu’à l’automne. Emilie lui demanda alors si les salaires avaient diminué et Ovila lui dit que non. Après plusieurs minutes d’interrogatoire, Ovila s’emporta, demandant à sa femme si elle travaillait pour la police et s’il devait rendre compte de chaque dollar qu’il gagnait ou dépensait. Emilie fut saisie de le voir si irritable. Jamais il ne lui avait parlé sur ce ton. Puis, elle eut une idée qu’elle tenta vainement de repousser. Mais plus elle y songeait, plus elle était certaine de ne pas se tromper.
«Dis-moi donc, Ovila, à quelle date exactement que tu es parti du chantier?
— Pourquoi tu me demandes ça?
— Pour savoir. »
Il s’empourpra et lui lança à la tête qu’il avait quitté le chantier une semaine avant son retour. Emilie attendit quelques minutes avant de lui dire, froidement, qu’elle ne le croyait pas. Offusqué, Ovila s’emporta davantage. Elle continua de piquer jusqu’au moment où, perdant tout contrôle, il lui lança qu’il avait quitté le chantier avant les Fêtes!
Émilie avala péniblement avant d’être capable de lui parler. Cette fois, c’est elle qui était furieuse.
«Charles Pronovost! Je gagerais que tu t’es fait mettre à la porte du chantier. Je gagerais aussi que tu as pas une cenne dans tes poches pis que c’est pour ça que tu vas aller à la drave. »
Elle continua de lui dire ce qu’elle pensait. Qu’il avait probablement bu tout ce qu’il avait gagné. Qu’il lui avait effrontément menti. Qu’elle était sagement à la maison à l’attendre pendant que lui, au lieu d’agir en homme responsable, se vautrait quelque part dans un hôtel minable. Que plus le temps passait, moins il était fiable. Qu’il était en train de lui apprendre la méfiance, le mépris et l’insécurité. Qu’elle n’avait pas envie de vivre dans la méfiance et la peur de manquer d’argent, surtout avec quatre enfants à nourrir. Qu’il compromettait sa paix d’esprit.
Ovila lui fit un signe de la main, lui indiquant par ce geste qu’elle pouvait bien aller paître et qu’il continuerait de faire à sa tête. Il se leva, s’habilla et sortit. Émilie ne le revit plus
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