Les Filles De Caleb
est-ce que tu penses que je me fais manger par les maringouins, les mouches noires pis les mouches à chevreuil si c’est pas pour vous autres?
— C’est peut-être pour nous autres quand tu pars, mais quand tu reviens, ça donne l’impression que c’était pas mal plus pour toi pis pour tes chums à qui tu paies la traite.»
Ovila grogna. Il savait qu’Émilie avait raison. Comment pourrait-il lui faire comprendre qu’il travaillait sans arrêt pour assurer leur confort mais que, malgré toute sa bonne volonté, il ne réussissait jamais à mettre un sou de côté?
«J’aime pas faire des règlements, Ovila, mais j’aimerais que tu m’envoies l’argent à toutes les semaines. Comme ça je serais moins inquiète.
— Tu as pus confiance en moi, ma belle brume?
— Non, Ovila, j’ai pus confiance. Mais la confiance, ça se gagne. Tu as juste à me montrer que tu veux changer. J’vas te croire.
— C’est promis.»
Ovila repartit trois semaines plus tard laissant derrière lui Émilie, enceinte d’un sixième enfant; Dosithée, furieux qu’il ait refusé de l’aider à la ferme; et cinq enfants, les trois plus vieux fort attristés par son départ.
Émilie lui posta les journaux le plus régulièrement possible, espérant qu’en retour, il penserait lui expédier quelques dollars. Il n’y pensa pas.
Elle avait repris sa routine annuelle. Une vie sans homme, au sein d’enfants qui ne cessaient de se multiplier. Une vie calquée sur les saisons. Elle regrettait les premières années de son mariage, se demandant si Ovila aurait tant changé s’il était resté sur le vieux bien, à cultiver la terre. Elle s’en voulut un peu d’avoir clamé qu’elle n’aimait pas la terre. Comment avait-elle pu penser une chose comme celle-là? La terre, presque sans efforts, apportait plus de nourriture dans les assiettes que les salaires invisibles d’un pourvoyeur absent.
A la fin février 1911, elle accoucha d’un troisième fils. Elle le fit baptiser Georges Clément. Cette fois, elle avertit Ovila qu’il s’appellerait Clément. Elle ne lui demanda pas son avis. Elle trouva que sa famille était belle à regarder. Trois fils et trois filles. Elle souhaita intérieurement s’en tenir à ce nombre.
Au début de juin, elle fut étonnée de ne pas voir Henri Douville. Il s’était trouvé un nouvel emploi à Montréal et avait abandonné celui d’inspecteur aux mains d’un jeune blond boutonneux qui, à ce qu’Emilie apprit, laissait les enfants faire ce qu’ils voulaient durant ses visites, se contentant de consacrer de longues heures à la lecture de leurs travaux, bien assis au pupitre de l’institutrice, penchée derrière lui pour lui déchiffrer les mots mal écrits. Elle reçut une longue lettre d’Antoinette qui semblait radieuse d’habiter la métropole. Antoinette l’invita à venir la visiter. Emilie sourit amèrement. Elle ne voyait pas le jour où elle retournerait à Montréal.
A la fin de juin, elle assista seule au mariage d’Edmond et de Philomène Beaulieu. Son beau-père la prit à part pour lui dire qu’Ovila, s’il le voulait, pourrait faire amende honorable maintenant qu’Edmond quittait la maison. Emilie, à son grand étonnement, se réjouit de cette perspective. Elle fut même incapable d’en dormir pendant plusieurs jours, imaginant une nouvelle vie avec Ovila qui n’aurait plus à s’éloigner. Qui n’aurait plus de raisons de s’ennuyer et de boire.
Elle rêva au printemps. À l’érochage et aux semis. Elle rêva à l’été. Aux foins et aux récoltes. Aux conserves qu’elle ferait pendant qu’Ovila engrangerait les herbes pour les bêtes. Elle rêva à l’automne. À ses couleurs et à ses odeurs. Au lin qu’Ovila couperait et qu’elle broierait. Elle rêva à l’hiver qu’elle passerait seule, à l’attendre, le cœur serré dans la poitrine chaque fois que quelqu’un mettrait la main sur la poignée de la porte de la maison. Puis aux sucres. Maintenant leurs enfants auraient du travail à faire. Rose et Marie-Ange pourraient fort bien laver les chaudières. Même Emilien pourrait suivre son père.
Elle rêva tant qu’elle crut à ses rêves. Elle y croyait encore quand Ovila revint à la fin de l’été. Elle lui en parla longuement le jour et la nuit. Ovila, subjugué, promit à son père qu’il prendrait la place d’Edmond. Dosithée, ému, le serra dans ses bras. Il demanda
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