Les Filles De Caleb
tourne.»
Tous les matins, Émilie préparait le repas d’Ovila. Il partait tôt, marchait jusqu’à la Belgo et commençait une longue journée. Il était aussi fasciné par le fonctionnement des installations de l’usine que par le bois. Il s’en était presque excusé en disant à sa femme que l’usine sentait le bois à plein nez.
«Ça sent presque aussi bon que mon atelier. Mais ici, c’est la pâte de bois qu’on respire. C’est pas possible, Émilie, mais pour faire du papier ordinaire, ça prend quatre-vingt- dix-neuf point cinq pour cent d’eau pis juste un demi pour cent de pâte de bois. Nous autres on appelle ça de la fibre.
— De l’eau?
— Oui, madame, c’est avec l’eau qu’on fait le papier. Pis un p’tit peu de bois, bien sûr.»
Un mois après leur arrivée à Shawinigan, Ovila n’avait pas encore cessé de s’émerveiller. Émilie avait découvert tous les magasins qui pouvaient lui être utiles et avait enfin trouvé le sommeil. Les enfants avaient rapporté un bulletin à la maison et tous, sauf Rose qui connaissait de réelles difficultés, avaient réussi au-delà des espérances de leur mère. Même Paul était parvenu à rafler deux premières places.
Si Émilie avait retrouvé le sommeil, elle n’avait pas pour autant trouvé la paix. Elle détestait voir les enfants jouer dans leur minuscule cour ou courir sur les trottoirs. Ils étaient tellement étroits qu’elle devait se raisonner pour ne pas leur dire qu’elle mourait de peur de les voir faire un faux pas et tomber dans la rue. La tranquillité de Saint- Tite, les visages familiers, les potins et petites nouvelles quotidiennes lui manquaient terriblement. Elle passait la majeure partie de sa journée à écrire. À Félicité, à Célina, à la bonne Antoinette, à Berthe, qui ne lui répondait jamais, à la cousine Lucie qui lui promit de convaincre Phonse de venir lui faire une visite, au curé Grenier, pour lui donner des nouvelles fraîches de ses ouailles, à l’institutrice de l’école du Bourdais, et elle recommençait à écrire d’autres lettres sans attendre les réponses.
Ovila entrait toujours tard. Il travaillait sans cesse. En juin, il lui annonça qu’il aurait une sorte de promotion. Maintenant, il s’occuperait des séchoirs. Émilie s’en réjouit, sans vraiment comprendre ce qui différenciait ce travail du précédent. Quand Ovila travaillait aux chantiers, elle avait toujours exactement compris ce qu’il faisait. Quand il avait travaillé à Saint-Tite, à la maison ou au village, elle avait pu le voir à l’œuvre. Ici, elle n’avait aucune idée de ce qu’il faisait. Elle savait simplement qu’il mettrait une ardeur insoupçonnée à faire fonctionner des séchoirs. Elle n’avait jamais même vu un séchoir et elle dut s’avouer qu’elle n’avait pas non plus envie d’en voir. Elle étouffait dans ses sept pièces, neuves, belles, fraîches peintes. Sept belles pièces identiques aux sept pièces des voisins, et de leurs voisins et des gens de la rue d’en face, de la rue voisine et de la rue d’en arrière. Le temps lui manquait où sa maison respirait un passé, un présent et un avenir. Ici, sa maison respirait l’air que le propriétaire lui avait donné.
L’été torride arriva sans qu’Émilie ne le voie venir. Ici, elle avait perdu tous ses repères saisonniers. A Saint- Tite, elle sentait l’été des semaines et des semaines à l’avance. Elle voyait le vert s’approfondir dans chacune des feuilles nouvelles. Ici, elle apercevait bien un arbre perdu, mais un arbre ne pouvait lui donner le pouls de la saison. À Saint-Tite, elle aurait su qu’il lui fallait attendre un été chaud, par le chant des cigales, par la position des feuilles dans les arbres, par la couleur des levers et des couchers de soleil, par la façon dont les légumes poussaient dans son potager. Ici, la chaleur l’avait prise par surprise, un beau matin, comme la surprenait encore le bruit d’un klaxon ou le cri qu’une mère adressait à son enfant qui courait derrière une balle ou un cerceau dans la rue. Dès la fin des classes, les sept pièces bien grandes et bien éclairées de soleil s’étaient assombries par le nombre de têtes qui envahissaient les fenêtres. Emilie se vit contrainte d’expédier les enfants dehors et dès qu’ils avaient franchi le seuil de la porte, elle accourait pour s’assurer qu’ils ne jouaient pas dans la rue. Le
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