Les Filles De Caleb
pour lui, de la Belgo. Ovila se levait comme un ours, se hâtait de s’habiller sans même s’éveiller complètement et courait à l’usine pour dépanner un ingénieur dépassé par la complexité d’un problème nouveau. Parfois, Ovila ne revenait plus de la journée. Parfois il entrait, encore plus épuisé qu’à son coucher précédent, et tombait dans le lit dont Émilie venait de lisser les couvertures.
L’année 1916 commença dans la glace. Glace dans les éviers, glace dans la cuvette des toilettes et glace dans le cœur d’Émilie. Ovila se ruinait en bois de chauffage. Les enfants dormaient habillés de chandails de laine, les pieds dans des chaussettes, les mains dans des mitaines. Si l’un d’eux se plaignait, Émilie lui répondait en riant que la ville c’était la ville et qu’il fallait s’en accommoder. En une des rares occasions qu’elle put parler avec Ovila, ils convinrent qu’ils déménageraient à l’expiration de leur bail. Émilie lui dit qu’elle refusait de passer un autre hiver à geler.
«On n’est pas venus en ville pour être dans la misère.
— Il fait froid, c’est vrai. Mais jamais on n’a eu un bon salaire de même.
— Tu passes ton temps à faire la jobbe des ingénieurs, mais c’est eux autres qui ont la grosse paie. Pas toi.
— J’ai pas leurs diplômes. Pis je parle pas anglais!
— Ils ont pas ton intelligence! Tu devrais demander une augmentation.
— Je viens juste d’en avoir une.
— C’est vrai. Mais combien est-ce qu’il y a d’ingénieurs qui travaillent la nuit pis qui sont en stand-by le jour?»
Ovila ne répondit pas. Émilie connaissait la réponse aussi bien que lui. Il était le seul employé à faire ce travail. Mais comment pouvait-il expliquer à Émilie qu’il était aussi le seul Canadien français à être responsable d’un quart de travail?
L’hiver desserra enfin ses griffes de froid qui avaient emprisonné Émilie à Shawinigan. Elle commença à patrouiller les rues avec ses trois plus jeunes, espérant trouver un logement plus convenable. Ses recherches durèrent deux semaines. Ovila lui avait laissé entendre qu’ils pouvaient acheter une maison, mais après y avoir réfléchi pendant des nuits et des nuits, elle lui confia qu’elle préférait habiter un logement pendant une autre année. Ovila comprit qu’elle ne lui faisait pas encore confiance. Elle attendait d’être certaine qu’il pourrait conserver son emploi, sans s’en lasser, avant de prendre une hypothèque. En mai, Émilie fit transporter tout leur avoir dans un nouveau logement, encore plus grand, encore plus clair, encore plus cher, encore plus près de la rivière et de la Belgo et encore plus haut. Elle s’était résignée à habiter un deuxième étage. C’était le seul logement qu’elle avait pu trouver, muni d’un chauffage central. Les enfants durent changer d’école, ce qui lui déplut, mais elle n’avait rien trouvé dans le quartier qu’ils avaient habité depuis leur arrivée à Shawinigan. Elle subit à nouveau les questions de l’inscription, la nouvelle assistante directrice ressemblant à l’ancienne comme une goutte d’eau à une autre. Même si Émilie habitait Shawinigan depuis un an, elle ressentit encore le léger mépris qui lui était réservé, comme si elle avait été coupable de ne pas être née en ville.
Ovila avait promis de s’occuper du déménagement, mais son travail l’avait sans cesse retenu. Aussi, les enfants et Émilie transportèrent seuls tout ce que les déménageurs avaient laissé derrière. C’est en faisant le trajet reliant leurs deux maisons qu’Émilie aperçut les premiers bourgeons dans les arbres. Elle décida que cette année, c’est un été complet qu’elle passerait au lac.
Ovila ne discuta pas sa décision. Il savait qu’Émilie ne changeait jamais d’idée. Elle n’aurait pas compris qu’il avait besoin d’elle et il ne pouvait l’en blâmer. Il était absent si souvent.
Émilie passa donc l’été au lac, faisant cette fois une courte visite à ses frères et sœurs à Saint-Stanislas. Elle s’était aussi arrêtée à Saint-Séverin, faire provision de rires chez Lucie.
«Quand j’ai vu arriver une grosse p-poule avec huit poussins accrochés à ses jupes, j’ai pensé que ça p-pouvait pas être personne d’autre que m-ma cousine Émilie. »
L’été la réchauffa
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