Les Filles De Caleb
Même son Ovide, qui avait le regard tombeur, n’avait pas essayé d’inviter la belle Bordeleau à une quelconque fête.
Dosithée avait perdu le fil de ses pensées au moment où Ovila avait quitté la maison en claquant la porte. Ovide chantonnait «Émilie, ma jolie, avec ton p’tit habit gris, quand je pense à toi, je rougis».
«Tais-toi donc, Ovide. Tu vois bien qu’Ovila est parti choqué.»
Mais Ovide avait continué de chantonner tout en battant la mesure du pied. Les élèves d’Émilie n’appréciaient pasl’attitude de leur frère aîné. Ils aimaient leur institutrice et trouvaient malvenu qu’elle lasse l’objet d’un réel de mauvais goût.
«Es-tu jaloux? lui lança Rosée.
— Jaloux de quoi? répondit Ovide.
— Ben, que nous autres on la voie à tous les jours pis que toi tu la voies quasiment jamais.
— Veux-tu rire de moi, toi? Qu’ossé que tu veux que je lasse avec une maîtresse d’école?
— La même chose que tu veux faire avec les autres filles!
— Ça suffit, vous deux!» avait lancé Félicité. Elle détestait ce genre de phrases pleines de sous-entendus.
«Dépêchez-vous de vous gréer à place. Ovila va arriver avec mam’selle Bordeleau. »
Les enfants avaient obéi. Félicité regarda son Ovide. Oui, il était fort beau. Et il plaisait aux filles. Ha! ça oui!
Il y en avait plusieurs qui auraient aimé l’avoir pour mari. Fort et grand, et presque en âge de se marier. Déjà...
Ovila ralentit la cadence du cheval. Il laissa passer les autres traîneaux qui se dirigeaient vers l’église. Les gens étaient de belle humeur. Le matin bleu et blanc annonçait un beau Noël. Ovila pensa au spectacle que lui et les autres élèves préparaient avec fébrilité. Et mademoiselle Émilie
— c’est ainsi qu’il l’appelait quand il pensait à elle — y mettait tant de temps et d’énergie. Il lui faudrait l’aider davantage. Il demanderait à son père la permission de venir à l’école le soir, avec Rosée évidemment, pour aider Émilie à terminer tout ce qu’elle avait à faire pour la représentation du vingt et un décembre, dans trois semaines. Jamais, de souvenance, on avait vu de spectacle de Noël dans une école de rang. Au couvent, oui, mais jamais dans un rang. Ovila avait hâte, même si le rôle qu’il devait jouer lui répugnait. Mais mademoiselle Emilie le lui avait proposé tellement gentiment, qu’il n’avait pu refuser. Il serait le roi-mage nègre. Il aurait à se noircir la figure avec du bois brûlé. C’est en vain qu’il avait essayé de la dissuader de l’obliger à se noircir. Elle avait insisté. On ne pouvait changer l’Histoire. Si les Saintes Écritures disaient qu’un des mages était noir, alors il fallait un mage noir. Il n’y avait pas de discussion possible sur ce point.
Émilie avait été discrète. Elle n’avait pas voulu s’asseoir dans le banc de la famille Pronovost, préférant être seule et les rejoindre à la fin de la messe. Selon son habitude, elle s’était rangée à peu près au début de la seconde moitié de la nef. C’était là qu’elle se sentait à l’aise. Ni trop à l’avant, ni trop à l’arrière. Trop à l’avant, les gens auraient pu penser qu’elle cherchait à se montrer. Trop à l’arrière, on aurait pu croire qu’elle n’était pas très dévote. Au centre, elle était à sa place. Elle aimait bien le curé Grenier. Ses sermons étaient intéressants. Heureusement, car Émilie avait dû s’avouer qu’elle ne ressentait pas toujours le besoin d’assister à la messe du dimanche. Toutefois, jamais elle n’aurait osé s’en absenter sans raison majeure.
Pendant l’offertoire, elle se prit à rêver en regardant les garçons Pronovost. A la consécration, elle oublia d’incliner la tête. Au retour de la communion, elle se trompa de banc. Enfin, elle se mit à genoux à Vite missa est au lieu de se lever.
Les parents Pronovost lui offrirent de partager leur repas du midi. Elle accepta avec joie, trop heureuse de prendre un bon repas en famille — son dernier remontait au congé de la Toussaint — et enchantée à l’idée de manger un repas qu’elle n’avait pas apprêté. On l’avait servie comme une invitée de marque. Ses élèves étaient tous plus empressés les uns que les autres. Seuls Ovide et Edmond semblaient assez indifférents à sa présence. Ovide
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