Les Filles De Caleb
parlait à son père de récolte et d’argent. Emilie eut la désagréable impression qu’il l’évitait volontairement. Elle ne savait trop qu’en penser, se demandant ce qu’elle avait bien pu faire à ce beau garçon pour qu’il la méprise presque ouvertement. Il sembla enfin la remarquer et lui sourit de toutes ses dents.
«Est-ce que c’est vrai ce que les jeunes ont raconté? Que vous avez pas mal bardasse le grand Crête?»
Elle resta bouche bée. Depuis la fin octobre, il ne se passait pas une seule semaine sans que quelqu’un ne lui parle du grand Joachim. Elle regarda Ovide, sans répondre à sa question.
«Il paraît que vous l’avez tiré par la crigne ...
— Par la ceinture...
— Pis que vous lui avez trempé la tête dans les ordures...
— Dans la chaudière d’eau...
— Pis que vous l’avez essuyé avec un torchon...
— Pour le torchon, c’est vrai. Mais je l’ai pas essuyé. Joachim a fait ça tout seul, comme un grand.»
Ovide ne s’était pas laissé démonter par les mises au point d’Emilie. En fait, depuis qu’il avait appris les raisons de l’altercation entre Emilie et Joachim, il avait secrètement voué une admiration sans bornes à la petite institutrice qui, semblait-il, n’avait peur de rien. Il s’était toutefois gardé de passer des commentaires qui auraient pu laisser deviner son sentiment, se contentant, comme tous ses amis, de se moquer de Joachim et d’Émilie aussi.
«Vous devez avoir des frères, mam’selle, parce que sans ça je serais surpris que vous auriez osé vous en prendre à une armoire à glace comme Joachim.
— Mes frères sont plus p’tits que moi. »
Dosithée, qui avait suivi le cours des pensées de son fils, s’était mis à rire.
«Voyons donc, Ovide! As-tu l’impression qu’une maîtresse d’école comme mam’selle Bordeleau, ça sait pas se défendre?
— C’est pas ça que j’ai voulu dire, son père.
— C’est ça que tu as dit.»
Dosithée sourit à Émilie puis changea le sujet de conversation. Ovide ne trouva rien de mieux à faire que d’aller se réfugier dans un coin de la cuisine, furieux contre son père de l’avoir ainsi rabroué. Il commença à taper du pied au rythme que tous les membres de sa famille connaissaient bien. Il chantonnait son petit reelà l’intention d’Ovila. Les enfants le regardèrent, retenant leur souffle. Ils craignaient qu’Ovide pousse l’effronterie jusqu’à prononcer les paroles. Il n’en fit rien. Il avait réussi à passer son humiliation en faisant rougir son jeune frère.
4.
Émilie s’attendait à ne voir que les parents des élèves à la représentation de Noël. Elle fut très surprise de constater que plusieurs familles du village s’étaient déplacées. Le curé Grenier lui-même était présent. Les enfants étaient très nerveux. Même le grand Ovila montrait quelques signes d’agacement. Depuis qu’Émilie était allée dans sa famille pour dîner, lui et sa sœur Rosée étaient venus le soir l’aider à mettre au point tout ce que réclamait le spectacle. Émilie et Rosée avaient cousu les costumes pour chacun des élèves, utilisant tous les vêtements que les mères avaient bien voulu sacrifier à la catalogne. Émilie avait fait de magnifiques robes d’anges. Elle dessinait les patrons et cousait le gros du travail, alors que Rosée s’occupait principalement d’har- moniser les couleurs et de faire la finition. Quant à Ovila, il avait pris la direction de la construction des décors. Dans le coin gauche avant de la classe, il y avait maintenant une crèche, presque grandeur nature. Ovila avait impressionné Émilie par le talent fou qu’il avait déployé pour imaginer et construire les décors. Il lui avait confié qu’il aimait travailler le bois.
Ils avaient consacré au moins une heure par soir à travailler. Deux heures de la journée étaient employées à la préparation du spectacle et ce, depuis le début de l’Avent. Les élèves avaient été enthousiasmés à l’idée de faire une représentation pour leurs parents. Ils avaient mémorisé leurs rôles, répété chants et déclamations. Tous les matins, ils étaient arrivés avec des poches de jute bourrées de paille, évitant à Emilie de demander aux parents de l’apporter eux-mêmes.
Le grand soir était donc arrivé. Les parents avaient été
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