Les Filles De Caleb
soirée se termina dans l’euphorie. Émilie n’eut qu’un regret: personne de sa famille ne s’était déplacé.
Émilie eut énormément de difficultés à trouver le sommeil. Elle se remémorait les événements de la soirée, corrigeant mentalement chacun des petits accrochages. Elle souriait, chantonnait, bourrelait son oreiller de coups de poings tant elle était heureuse, essayait de se trouver une position plus confortable, lissant à vingt reprises tous les petits plis de son drap. Elle jubilait. Ce qui, toutefois, la satisfaisait le plus, c’était le sentiment que son intégration à la communauté de Saint-Tite se faisait assez facilement. Même à l’arrivée de Joachim, ce sont ses réactions à elle que les gens avaient scrutées et non celles de Joachim.
Le sommeil vint enfin régulariser son souffle et effacer la fébrilité de son visage. Sans résistance, elle se laissa emporter vers l’enchanteur univers des rêves où elle se vit saluer et sourire devant une foule en délire; où elle discutait longuement avec un des mages sur la coloration de sa peau; où Charlotte rayonnait de joie en lui disant qu’elle n’avait pas passé l’heure des fleurs. Puis Émilie fut happée par un cauchemar. La paille de la crèche s’enflammait et l’Enfant- Dieu frappait de toutes ses forces sur les côtés de la mangeoire pour qu’on vienne le délivrer. Il frappait... frappait... frappait toujours quand Émilie, voyant son impuissance à le sauver, toutes paralysées qu’étaient ses jambes et muette sa voix, s’éveilla en sursaut. L’éclatement d’un clou gelé la confondit quelques secondes. Elle crut qu’il s’agissait d’un pétillement du feu. L’illusion s’évanouit dès qu’elle prit conscience qu’on frappait à la porte de l’école.
Elle regarda l’heure. Il n’était que six heures. Dans son énervement, elle enfila une robe de chambre qu’elle boutonna de travers et omit de se chausser. Elle descendit l’escalier plus inquiète qu’angoissée, constata en posant le pied sur le plancher de la classe qu’il était glacé et courut jusqu’à la porte en sautillant tant elle craignait de se geler les pieds.
«Oui?
— C’est Fred Gélinas, mam’selle. J’ai un message pour vous.»
Elle ouvrit la porte, laissa à peine à monsieur Gélinas le temps d’entrer et s’empressa de refermer car le vent s’engouffrait sous sa chemise de nuit.
«Qu’est-ce qui se passe?
— C’est que mon beau-frère vient d’arriver de Saint- Sévérin. Votre père a eu un petit accident hier soir, pis il est resté toute la nuit collé sur sa jument. Mon beau-frère l’a trouvé à matin à la sortie du village pis l’a conduit chez votre cousine pour qu’elle lui recolore le nez pis les joues. Votre père est correct mais il a demandé qu’on vous avise qu’un des patins de sa carriole était brisé pis qu’il viendrait vous chercher aussitôt que possible.
— Qu’est-ce que mon père faisait à Saint-Séverin hier soir?
— Bien, ça a tout l’air qu’il voulait vous faire la surprise de venir à votre spectacle.» Gélinas fit un pas en direction de la porte et remit sa tuque. «Bon, je vous dérangerai pas plus longtemps.»
Émilie le remercia et remonta lentement sous les combles. Triste. Et dire que la veille elle avait regretté que personne de sa famille n’ait pensé venir à son spectacle. Elle s’inquiéta pour la santé de son père, espérant que la morsure du froid n’avait été que superficielle.
Elle ne put se rendormir. Elle décida de se faire une bonne tasse de thé. Avant de redescendre, elle enfila une grosse paire de chaussons de laine brute. En voyant l’état de la classe, elle eut un instant de découragement. Du foin piétiné qui adhérait à ses chaussettes. Une crèche à démonter. Des assiettes souillées. Des pupitres à replacer. Bref, une journée d’astiquage en perspective. Normalement, elle aurait dû quitter Saint-Tite vers les deux heures. Maintenant qu’elle ne savait plus quand elle partirait, elle éprouva, pour la première fois depuis septembre, un aigu sentiment d’impuissance. Si seulement elle avait eu une sleigh et un cheval, elle n’aurait pas été à la merci de qui que ce fût. Elle regarda les quatre murs de son local et eut la désagréable impression qu’ils se rapprochaient. Elle chassa cette sensation de sa pensée.
Elle grignota un croûton de
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