Les Filles De Caleb
avait boutonné son col.
Émilie regarda chacun des membres de la famille, dit un bon mot à ses élèves et, prise d’une émotion qu’elle tentait de cacher, avait osé embrasser les parents en les remerciant d’avoir été si avenants à son endroit. Hormis les trois fils, toute la famille s’était agglutinée sur les marches de la galerie pour la saluer, comme si tous avaient eu l’intuition qu’elle quitterait le rang le lendemain. Son père était arrivé à l’heure où s’éteignaient les lampes dans les étables pour laisser place à l’aube. Il avait attelé durant la nuit afin de ne pas perdre une journée complète en voyagement. Il aurait voulu venir chercher sa fille avec son élégant piano box, comme il l’avait fait à l’automne, mais il savait qu’il n’y aurait pas assez de place pour y loger les dix derniers mois qu’elle venait de vivre. Caleb la connaissait assez bien pour savoir que si elle était arrivée à Saint-Tite avec le strict nécessaire, elle en reviendrait avec des boîtes et des boîtes de souvenirs «absolument essentiels», ce en quoi il n’avait pas eu tort.
Il avait dû frapper à la porte de l’école pendant un bon cinq minutes avant qu’Emilie ne vienne lui ouvrir. Au premier coup d’œil, il devina qu’elle rapportait probablement dans son sac à main plusieurs mouchoirs souillés. Emilie était heureuse de le voir et lui sauta au cou. Caleb, quelque peu étonné par tant d’enthousiasme, retrouva rapidement sa contenance, lui tapota une fesse pour lui donner un air d’aller et la supplia de se hâter. Emilie tenta bien de se presser, mais elle brûla sa tranche de pain, renversa son pot de crème, cassa une assiette, défit l’ourlet de sa robe en descendant une boîte de l’étage, en échappa une seconde dont le contenu se répandit sur son plancher fraîchement ciré, s’assit finalement à son pupitre et éclata en sanglots. Caleb, que les larmes rendaient toujours aphone, lui offrit un mouchoir sec et sortit de l’école pour abreuver et nourrir sa jument. Il passa beaucoup plus de temps qu’il n’aurait voulu à placer et replacer les effets de sa fille dans la voiture.
Émilie s’était mouchée et remouchée, était remontée à l’étage s’assurer que tout était en ordre, avait marché de long en large dans sa classe et s’était finalement résignée à rejoindre son père maintenant assis sur le marchepied de la voiture, son chapeau bien enfoncé sur la tête.
«J’arrive, pâpâ. Deux p’tites secondes.»
Elle avait verrouillé la porte, fait le tour de son «domaine» une dernière fois et puis était montée aux côtés de son père. Il leur avait fallu arrêter chez les Pronovost porter la clé de l’école. Caleb, craignant que de longues effusions ne les retardent davantage, avait lui-même porté la clé de sa fille. Émilie en avait été soulagée, restant assise à regarder droit devant elle. Son père revint presque aussitôt et ordonna à la jument de se mettre en marche. C’est à ce moment qu’Émilie se retourna. Le temps d’un éclair, elle avait vu bouger un rideau que quelqu’un s’était hâté de replacer.
Caleb s’empressa de lui apprendre qu’il s’était permis d’accepter qu’elle enseigne durant l’été à des enfants de Saint-Stanislas connaissant des difficultés. Émilie s’en était réjouie. Caleb lui avait dit qu’il n’avait cédé qu’à la condition qu’elle soit libérée pour les moissons et les récoltes. Émilie avait tiqué — elle détestait moissons et récoltes — mais s’était pliée d’assez bon gré à cette exigence.
En apparence, l’été 1896 ressembla à tous les étés qu’elle avait connus. Une semaine après son retour, elle avait retrouvé les sons, les habitudes, les odeurs et la routine de la maison familiale. Elle avait repris son coin dans la chambre des filles, mais eut de la difficulté à dormir pendant les premières nuits, déshabituée d’entendre d’autres souffles faire écho au sien.
Elle avait aussi retrouvé ses amies auxquelles elle avait raconté l’année écoulée, en n’omettant que quelques détails. Seule Berthe, sa meilleure amie, eut droit à plus de confidences. Émilie apprit, la première, que Berthe songeait à entrer au couvent. D’abord surprise, elle crut comprendre que Berthe qui, à dix-sept ans, était l’aînée de treize frères et sœurs, cherchait peut-être au couvent un repos qu’elle
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