Les Filles De Caleb
venir détruire sa quiétude? Jamais plus, elle se le promettait formellement, jamais plus elle n’accueillerait d’étrangers chez elle. Jamais plus elle ne rendrait service. Jamais plus! Tout ce qu’elle en retirait était une immense peine.
Antoinette, un sourire mesquin aux lèvres, avait laissé tomber la robe et la piétinait en marchant derrière Émilie. Bientôt son sourire se changea en rictus, puis du rictus en une franche grimace. À son tour elle éclata en sanglots.
«Émilie, cria-t-elle, Émilie viens ici. Attends-moi.» Elle pleurait de plus en plus fort, comme un enfant qui vient de s’érafler les genoux en tombant. «Émilie, je m’excuse! M’as- tu entendue? Je m’excuse!»
Émilie s’essuya les yeux avant de se retourner. Elle attendit Antoinette tout en la regardant, découragée, piétiner sa robe. Antoinette la rejoignit enfin. Émilie la regarda froidement, consciente toutefois qu’elle devait avoir les yeux rouges, et lui demanda pourquoi elle agissait ainsi. Antoinette sanglota en lui disant qu’elle avait entendu parler d’elle depuis des années. Que tout le monde semblait s’entendre sur le fait qu’elle était sans pareille. Que même les soeurs disaient qu’elle enseignait bien. Qu’elle ne l’avait jamais vue avant la veille parce qu’elle sortait rarement du couvent, mais qu’en entrant dans la sacristie, elle l’avait reconnue tellement on la lui avait souventes fois décrite. Qu’Aima, sa meilleure amie, ne s’était même pas occupée d’elle la veille tant elle, Emilie, racontait des choses intéressantes. Qu’elle n’avait pas pu résister le matin à mettre cette robe bleue, parce que jamais elle n’avait eu une aussi belle robe et que même si elle voulait s’en faire une, elle n’avait pas d’habileté en couture et que de toute façon, elle devait coudre pour le couvent, étant là en élève depuis que son père était mort et que sa mère devait travailler à Trois- Rivières.
«Pis Alma, hier, a pleuré parce que toutes ses affaires avaient brûlé...Alma a même pas pensé que sa meilleure amie avait pas brûlé...»
Emilie avait écouté la fureur d’Antoinette avec compassion. Sa colère s’était estompée. Non, Antoinette n’était pas une méchante fille. Antoinette se remettait d’une peur plus grande qu’elle ne l’avait imaginée. Émilie la prit dans ses bras et lui frotta le dos. Antoinette sanglotait encore.
«J’ai honte, Émilie, j’ai tellement honte de ce que j’ai fait. Regarde ta belle robe. Je l’ai toute gâchée.
— On va voir ce qu’on peut faire. Le bord est pas mal massacré. Mais on va voir. »
Émilie avait des sanglots d’émotion dans la voix. Et ces sanglots n’avaient rien à voir avec le fait que sa robe fût salie et effilochée. Antoinette relâcha l’étreinte d’Émilie, renifla avec coeur et dit d’une voix toute douce, une voix de petite fille, qu'elle avait froid. Émilie se rendit compte qu’elle-même frissonnait. Elle était sortie sans prendre la peine d’enfiler un manteau. Elle regarda la terre blanche de gelée.
«Pourquoi est-ce que tu es sortie sans mettre de manteau, Antoinette?
— Je voulais marcher avec juste la robe, pour l’entendre froufrouter. »
Elles entrèrent dans l’école, bras dessus bras dessous, montèrent rejoindre Aima qui les regarda sans dire un mot. Le gruau avait collé au fond du chaudron qu’elle s’affairait à récurer. Antoinette, sans dire un mot, passa derrière le paravent pour se changer. Piteuse, elle remit la robe à Émilie qui l’examina attentivement. Il n’y avait plus qu’une solution: se hâter d’en coudre une autre.
Antoinette et Aima étaient retournées au village où une classe de fortune avait été organisée pour les élèves de huitième et de neuvième années. Émilie avait accueilli cinq élèves de sixième dans son école. Les autres étaient allées dans l’école du rang Sud et dans l’autre école du Bour- dais. Tous les matins, l’employé du couvent reconduisait toutes les jeunes filles et venait les chercher en fin de journée. Les jeunes pensionnâires du couvent s’étaient habituées au style d’enseignement d’Émilie même si elles avaient, au début, fait quelques comparaisons disgracieuses.
Émilie avait occupé ses soirées à coudre une nouvelle robe. Elle n’avait plus trouvé de tissu aussi beau que le bleu pâle, mais elle avait néanmoins fait quelque
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