Les fils de la liberté
légère. Tout commença dans le calme. Chacun reçut l’instruction d’apporter tout ce qui flottait au bord du lac à la nuit. Les hommes se rassemblèrent et vérifièrent leur équipement. Ordre fut donné de détruire systématiquement tout ce qui ne pouvait être transporté.
C’était la procédure habituelle afin que l’ennemi ne puisse utiliser les ressources du fort. Dans notre cas, la question était d’autant plus importante que nous savions l’armée de Burgoyne à court de provisions. La priver des équipements de Ticonderoga pourrait l’arrêter ou à tout le moins la ralentir, car ses soldats devraient s’approvisionner dans la nature environnante en attendant d’être ravitaillés depuis le Canada.
Les préparatifs, le chargement, l’abattage du bétail et la destruction devaient se faire clandestinement, au nez et à la barbe des Britanniques. S’ils comprenaient que la retraite étaitimminente, ils nous tomberaient dessus tels des vautours, attaquant la garnison dès qu’elle sortirait du fort.
Presque tous les après-midi, d’immenses cumulonimbus s’accumulaient au-dessus du lac, des bouillonnements noirs vertigineux chargés d’électricité qui crevaient parfois pendant la nuit, déversant des trombes d’eau sur le lac, les hauteurs, les avant-postes et le fort. Parfois, ils se contentaient de passer en grondant.
Ce soir-là, le ciel bas et menaçant était veiné de fulgurations. Des éclairs de chaleur palpitaient au cœur des nuages, les faisant crépiter dans des bribes de conversation muette. De temps à autre, la foudre bleu-blanc tombait avec un craquement assourdissant qui nous faisait tous sursauter.
Nous avions peu de choses à empaqueter, ce qui était aussi bien car le temps manquait. Tout en travaillant, j’entendais un remue-ménage dans les casernes : des gens cherchant des objets perdus, des mères appelant leurs enfants, des bruits de pas de course dans les escaliers en bois.
Au-dehors, les moutons, surpris qu’on les sorte de leur enclos, bêlaient frénétiquement. Il y eut soudain des cris et des mugissements paniqués quand une vache tenta de se faire la belle. Une puissante odeur de sang frais flottait dans l’air.
J’avais déjà assisté au passage en revue de la garnison et je savais combien d’hommes la composaient. Mais de voir trois à quatre mille personnes se bousculer, chercher à accomplir des tâches inhabituelles en un temps record, était comme d’observer une fourmilière renversée d’un coup de pied. Je me frayai un passage dans la cohue, serrant contre moi un sac à farine rempli de vêtements, de mes quelques fournitures médicales et d’un grand morceau de jambon offert par un patient reconnaissant et enveloppé dans mon jupon de rechange.
Je devais prendre place dans l’une des embarcations du fort avec un groupe d’invalides mais il n’était pas question que je parte sans avoir vu Jamie.
Ma gorge était nouée depuis si longtemps que je pouvais à peine parler. Etre mariée à un homme très grand avait ses avantages : il était aisé de le repérer au milieu d’une foule. Je l’aperçus au bout de quelques instants, se tenant sur l’une desbatteries en demi-lune. Il était entouré de plusieurs de ses miliciens, tous regardant au pied du rempart. Je devinai qu’on préparait les bateaux en contrebas. C’était encourageant.
Une fois grimpée sur le bord de la batterie, je regardai à mon tour et trouvai le spectacle nettement moins encourageant. On aurait dit le retour d’une flottille de pêche après une campagne particulièrement désastreuse. Ce n’étaient pas les embarcations qui manquaient. Il y en avait de toutes sortes : canoës, barques, doris ou radeaux rudimentaires. Certaines avaient été traînées sur la grève, d’autres dérivaient sans personne à bord… Lors d’un bref éclair, j’aperçus des têtes dans l’eau ; des hommes et des garçons tentaient de les récupérer. Afin de ne pas trahir notre plan de retraite, il y avait peu de lumière sur la berge, mais ici et là, une torche révélait des disputes et des rixes. Au-delà des halos de lumière, le sol semblait onduler dans l’obscurité telle une carcasse grouillante de vers.
Jamie serra la main de M. Anderson, un des hommes du Teal devenu de facto son caporal.
— Que Dieu vous accompagne, dit-il.
M. Anderson hocha la tête et s’éloigna en entraînant avec lui un petit groupe de miliciens. En passant devant moi,
Weitere Kostenlose Bücher