Les fontaines de sang
marché que les autres eussent pu le croire de la tendresse d’Ermeline.
– Charles de Blois, dit-il, à cause de sa dépravation, ne peut avoir été le modèle de chevalier qu’il se prétendait, et ceux qui l’affublent de sainteté parce qu’il portait la haire et le cilice sont des pervers de son espèce. Il y en a dans l’Église. Il y en aura toujours.
– Vous blasphémez ! s’écria Marie de Giverville en laissant tomber une cuiller sur les dalles.
Il semblait qu’elle se réveillait. Aussitôt Béatrix saisit ses mains qu’elle porta réunies à sa bouche :
– Allons, allons, m’amie.
Luciane désapprouva ce trop-plein d’affection. Et s’adressant à son père et à Thierry tout aussi ébahis qu’elle-même :
– Où voulez-vous qu’elle ait lieu cette guerre dont vous prétendez qu’elle se rapproche ?
Tristan sentit se crisper sur sa dextre la main fraîche de son épouse. Elle n’en voulait point à son père de prophétiser du malheur ; elle en voulait à la terre entière d’engendrer des périls sans nombre et sans remèdes.
– On dit, fit Paindorge, que Charles de Navarre va traiter avec le roi. Que Charles V va reprendre Mantes, Meulan et qu’il a fait Guesclin comte de Longueville.
– Les Compagnies, dit Tiercelet, sont toujours en Bourgogne, et le frère du roi, Philippe, ne fait rien pour les en déloger.
– Sans doute après avoir eu l’Archiprêtre à sa solde, attend-il maintenant Guesclin… à condition que Chandos le libère. Notre roi maladif doit se faire du souci : tous ses frères veulent leur part de duché (486) . Ah ! Qu’ils sont mal heureux les nobles fils de France…
Tristan se tut, satisfait d’avoir suscité quelques rires, même s’ils étaient insincères.
– Bah ! fit Tiercelet en frappant la cuisse de Guillemette qui ne se regimba pas, espérons. Et avalons ce brouet de lentilles en attendant, peut-être, de manger des herbes par la racine !
III
La guerre ne vint pas troubler le Cotentin. Les Navarrais, soudain, semblaient s’être assagis. Cependant, par précaution, Ogier d’Argouges engagea quatre soudoyers. L’œil prompt et clairvoyant de Tiercelet ne décela chez aucun d’eux un vice rédhibitoire.
– Paraissent bons, ces piétons, confia-t-il à Tristan lorsqu’ils les virent arriver à Gratot entre Thierry et son beau-frère.
Le plus vieux, Quesnel, de Querqueville, avait servi son seigneur jusqu’à son décès, à Poitiers. Archer, il savait aussi manier l’épée. Les autres, deux frères : Yvain et Jean Lemosquet, de Saint-Côme-du-Mont, et Lebaudy, de Feugères, n’étaient âgés que de dix-sept à vingt ans. Vougiers, guisarmiers selon l’arme qu’on leur fournissait, archers à l’occasion, ils avaient escarmouché pour le compte du sire d’Avaugour et s’en étaient séparés lors de la bataille d’Auray qui, selon eux, avait été perdue d’avance eu égard à la grand’foison de capitaines anglais qui assistaient Jean de Montfort.
– De la graine de routiers, dit Tiercelet le lendemain de leur installation, mais qui, déplantée du fumier, croît aisément dans la terre saine et peut fournir de belles fleurs.
Nonobstant cette opinion favorable, le brèche-dent n’eut aucune accointance avec les nouveaux venus. Il disposait d’une chambrette dans le grand logis ; ils avaient leur gîte proche des entrées, dans la salle qui, longtemps, avait réuni la garnison du château. Tristan se montra plus accommodant tout en conservant ses distances : ces hommes ne lui appartenaient pas. Paindorge fut plus accort envers eux tout en leur faisant valoir son écuyerie.
Sauf Guillemette, les femmes ne voulurent point condescendre à paroler avec ces inconnus dont l’aspect ne différait guère de celui de leurs ravisseurs. « Des Navarrais repentis », disait d’eux Adèle de Champsecret. Cette défiance eut un résultat : Paindorge vit se rapprocher de sa personne Béatrix d’Orbec et Marie de Giverville. Ses préférences allaient à cette dernière. Il éprouva de la déception quand elle quitta Gratot, le dimanche 6 octobre, juchée en croupe du cheval d’un ancien fiancé, Augerot de Serquigny qui s’était, prétendait-il, lancé à sa recherche dès sa capture et avait retrouvé sa trace à Coutances, après de longues errances vaines.
Nul ne fut enclin à commenter ce départ. La plus éprouvée en fut Béatrix dont l’amitié pour l’absente avait
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