Les fontaines de sang
participer à cette entrevue ou devait-on s’y rendre débonnairement comme lorsqu’on allait à la foire ou à quelque pardon d’armes ?
– Messires les prud’hommes, hissez vos pennons, déployez vos bannières !
Ce hurlement sortait de la gorge du dévoué Orriz, que Paindorge avait surnommé le coquin fidèle et le Bègue de Villaines, l’ombre de Bertrand.
Il y eut des cliquetis d’armes, des cris et quelques rires secs, insincères : on allait au-devant des enfants de Satan et de toutes les félonies.
Tristan vit clignoter dans un reste de soleil les aciers des lances, des épieux et des vouges tandis que l’on serrait les rangs afin de se présenter arréément 189 aux hordes, cependant qu’un galop de l’avant à l’arrière inquiétait Argouges, peut-être sans raison.
C’était Guesclin. Il avait passé une cotte de lin neuve sur la poitrine. Ses armes s’y déployaient grandement.
– D’argent à l’aigle de sable, murmura Tristan, becqué et armé de gueules à la barre de gueules brochant sur le tout… Que vient-il faire chez les derniers, lui qui veut être le premier en tout ?
Le roncin du Breton s’arrêta. Ses naseaux frémissaient ainsi que sa robe noire. Quelque brève qu’eût été sa course, il avait connu la morsure des éperons.
– Holà, Castelreng !
Le sourire pincé eût été le même si le Breton avait avalé une goulée de vinaigre sans oser la recracher. Ses yeux exorbités avaient cette dureté de métal que Tristan leur avait connue par deux fois : au Pas-du-Beuil et à Cocherel. Leur lueur gluante et leur fixité agressive exprimaient ce qu’il savait déjà : une outrecuidance et une répugnance redoutable à son égard. Il était le gendre d’un homme qu’il détestait.
– Prête-moi ton coursier. C’est le plus beau de tous les nôtres… Tu vois : je t’en fais compliment. Je te le rendrai sitôt que j’aurai parolé avec ces fils de putes… Je veux les ébaubir par mon apparition.
– Couvre le tien d’un houssement pourpre : il sera beau comme un Pape un dimanche de Pentecôte et ces mécréants, vous voyant paraître, se mettront aussitôt à genoux.
Tristan frémissait d’indignation et de fièvre. Il avait découvert, au cours de ses malaventures, dans les prunelles de ses adversaires, les sentiments les plus divers : la haine, l’arrogance et le mépris. Il avait vu aussi dans leurs yeux courroucés, une méchanceté dont il n’était point certain de pouvoir triompher. Il découvrait dans ceux qui affrontaient maintenant les siens moins de courroux que de malice.
– Rien, dit-il, décidé, ne m’oblige à ce prêt. J’ai gagné ce cheval lors d’un combat loyal… Celui que tu montes est beau et sa noirceur te sied à merveille. Si tu veux le mien, il te faudra tirer ta Murgleis au clair !
Il avait à dessein choisi ce nom d’épée. Ç’avait été celle de Ganelon. De plus, on disait de cette lame qu’elle avait été forgée par un Juif. Mais Guesclin n’avait que faire de ces subtilités.
– Je suis ton capitaine. Il convient d’obéir.
La résistance était inattendue. Depuis Paris, Guesclin jetait sur Alcazar des regards d’envie.
– Tu peux compter sur moi lors de tous les combats. Je t’obéirai sans broncher… en me gardant d’ailleurs de toutes parts !
On avait murmuré ; désormais, on riait. Cette prise de bec ruinait, par sa diversion, la maussaderie de longues journées où, tout en s’épiant, on avait observé une sorte de continence verbale : en proscrivant l’usage des mots « malheureux », on avait évité de chatouiller la susceptibilité des prud’hommes. On avait également mesuré la portée de ses mouvements afin de ne point endommager ce jaloux souci des préséances que professaient ces seigneurs grands par le nom et singulièrement petits par leur taille. Guesclin seul les traitait sans ménagement et sans qu’ils s’en montrassent incommodés. Du moins en apparence. Aussi étaient-ils ébahis et ravis qu’un simple hobereau de la Langue d’Oc, que certains connaissaient de loin, se fût regimbé contre une sommation du maître.
– Ne peut-on s’accorder en amis, Castelreng ?
Guesclin condescendait à un marchandage !
Les rires devinrent murmures et Tristan s’inquiéta : « Bon sang ! À partir de maintenant, je vais devoir veiller et faire veiller sur Alcazar comme sur un trésor ! »
Devait-il couper son vin de quelques gouttes
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