Les Frères Sisters
finir par me résigner, accablé. Lâhôtel nâétait plus quâun tas de ruines, de même que les bâtiments adjacents  ; je repérai dans les décombres le poêle renversé. Jâenjambai les poutres carbonisées, sachant que notre trésor avait disparu, et lorsque jâen eus lâindubitable confirmation, je retournai vers Charlie, qui était resté à cheval au milieu de la route inondée de soleil. «  Rien, lançai-je.
â à boire  », lança-t-il en retour, la réponse la plus sensée et réfléchie que je lâaie jamais entendu prononcer. Cependant, maintenant que lâhôtel nâétait plus, il nây avait aucun endroit où boire un verre, où sâasseoir et sâenivrer, et nous dûmes acheter une bouteille dâeau-de-vie chez lâapothicaire et la vider en pleine rue, tels de vulgaires vauriens.
Nous nous assîmes sur le trottoir en face des décombres de lâhôtel, et restâmes là à les observer. Lâincendie était éteint depuis plusieurs jours, mais des volutes de fumée continuaient à sâélever en serpentant ici et là . Lorsque nous eûmes bu la moitié de la bouteille, Charlie demanda, «  Tu crois que câest Mayfield qui a fait le coup  ?
â Qui dâautre  ?
â Il a dû rester, se cacher, et attendre que nous partions. On dirait bien que câest lui qui a eu le dernier mot.  » Jâacquiesçai et Charlie dit, «  Je me demande où est ta bonne amie.
â Je nây avais pas pensé.  » Ce qui mâétonna dâemblée puis me parut être dans lâordre des choses.
Quelquâun arrivait sur la route  ; je reconnus lâhomme en pleurs. Il menait son cheval, les joues ruisselantes de larmes, selon sa coutume. Il ne nous vit pas, ou ne nous reconnut pas  ; il était en train de se parler à lui-même à voix basse, lâair dévasté au dernier degré quand sa présence mâexaspéra soudain au plus haut point. Je ramassai une pierre et la lui jetai. Elle lâatteignit à lâépaule, et il me regarda. «  Va-tâen  !  » dis-je. Je ne saurais dire dâoù me venait pour lui pareil élan de haine. Comme si jâavais voulu chasser une corneille dâun cadavre. Bon, jâétais ivre. Lâhomme en pleurs poursuivit sa misérable route. «  Je ne sais pas quoi faire maintenant, avouai-je à Charlie.
â Mieux vaut ne pas y penser pour le moment  », me conseilla-t-il. Puis, abasourdi, il ajouta, «  Tiens donc, regarde, voilà lâamour de ma vie.  » Sa putain sâacheminait vers nous. «  Bonjour, machinette  », dit-il joyeusement. Elle se tenait devant nous, les mains tremblantes, débraillée, le bas de sa robe sale, les yeux rougis. Elle lança son bras en arrière et me jeta quelque chose à la figure. Il sâagissait des cent dollars que je lui avais laissés pour la comptable. Je regardai lâargent sur le sol et me mis à rire, même si je savais que cela signifiait que ma douce amie était morte. Câest donc que je nâai pas dû aimer cette femme, pensai-je. Jâai dû aimer lâidée quâelle mâaime, et lâidée de ne pas être seul. En tout cas, je nâéprouvais aucune tristesse, et levant les yeux vers le visage affligé de la fille, je lançai, «  Et alors  ?  » Elle lâcha un crachat et sâéloigna. Je ramassai les pièces par terre et donnai à Charlie cinquante dollars quâil glissa dans sa botte, en soulevant délicatement son petit doigt vers le ciel. Je mis ma part également dans ma botte, et nous éclatâmes tous deux de rire, comme si la scène était le summum du comique contemporain.
Nous étions assis par terre à présent, la bouteille presque vide. Je crois que nous nous serions endormis en pleine rue si la putain de Charlie nâétait pas revenue avec toutes les autres filles. Elles sâétaient massées autour de nous et nous regardaient, scandalisées. Maintenant que Mayfield nâétait plus là et que lâhôtel nâexistait plus, elles vivaient toutes des moments difficiles  : leurs cheveux nâétaient plus parfumés, et
Weitere Kostenlose Bücher