Les Frères Sisters
tristement la nourriture, comme si elle symbolisait à ses yeux la mélancolie. «  Quel est le problème  ? demandai-je.
â Jâen ai assez, dit-il. Tout le monde me donne des coups sur la tête.
â Tu as de la chance que je ne tâaie pas mis une balle dedans, lança Charlie.
â Nous ne te frapperons plus, ajoutai-je, à condition que tu ne fasses pas le malin avec nous. Maintenant, mange ton porc avant quâil refroidisse.  »
Le garçon vida son assiette mais ne tarda pas à en vomir le contenu. Cela faisait trop longtemps quâil nâavait rien mangé, et son estomac ne put en accepter autant dâun coup. Il resta assis là à regarder son déjeuner à moitié digéré sur le sol, se demandant, jâimagine, sâil devait le ramasser et essayer de lâavaler à nouveau. «  Gamin, dit Charlie, si tu touches à ça je te tue.  » Je donnai au garçon la plus grande part de mon assiette, et lui conseillai de manger lentement, puis de sâallonger après sur le dos et de respirer profondément. Il obtempéra, et demeura sur le sol un quart dâheure sans autre incident notable que les bruyants borborygmes quâémettait son estomac. Puis il sâassit et demanda, «  Vous nâallez pas avoir faim, vous  ?
â Mon frère jeûne par amour  », dit Charlie.
Je rougis et ne soufflai mot. Jâignorais que mon frère était au courant de mon régime, et ne pus soutenir son regard espiègle.
Le garçon me regardait, en quête dâéclaircissements. «  Vous avez une bonne amie  ?  » Je demeurai silencieux. «  Moi aussi, poursuivit-il. Du moins, câétait ma bonne amie quand papa et moi avons quitté le Tennessee.  »
Charlie demanda, «  Comment se fait-il que tu te sois retrouvé seul avec trois chariots, sans animaux ni nourriture  ?  »
â On était plusieurs et on se dirigeait vers la Californie pour aller chercher de lâor, répondit le garçon. Moi et mon père et ses deux frères, Jimmy et Tom, et un ami de Tom et sa femme. Câest elle qui est morte la première. Elle vomissait tout ce quâelle mangeait. Papa disait que câétait une erreur de lâavoir emmenée avec nous, et je pense quâil avait raison. On lâa enterrée et on a continué. Puis lâami de Tom a fait demi-tour. Il a dit quâon pouvait garder son chariot et ses affaires, parce que son cÅur était brisé et quâil voulait rentrer pour faire son deuil. Oncle Tom lui a tiré dessus alors quâil avait à peine fait cinq cents mètres.
â Juste après la mort de sa femme  ? mâenquis-je.
â Câétait quelques jours après, oui. Tom ne voulait pas le tuer, juste lui faire peur. Histoire de rigoler, comme il disait.
â Ce nâest pas très aimable de sa part.
â Non. Oncle Tom nâa jamais été aimable de sa vie. Câest lui qui est mort ensuite, au cours dâune bagarre dans un saloon. Il a pris un coup de couteau dans le ventre, et il sâest vidé de son sang, qui sâest répandu sous lui comme un tapis. On était tous assez contents quâil ne soit plus avec nous. Tom nâétait pas facile à vivre. Il me cognait la tête plus que tous les autres. Et sans raison, juste pour passer le temps.
â Ton père ne lui disait pas dâarrêter  ?
â Papa ne parle pas beaucoup. Câest un taiseux, comme on dit.
â Continue ton histoire, fit Charlie.
â Dâaccord, répondit le garçon. Donc Tom est mort, et nous avons vendu son cheval. On a aussi essayé de vendre son chariot mais personne nâen a voulu parce quâil était si mal entretenu. Du coup, on avait deux bÅufs qui tiraient trois chariots, et à votre avis, quâest-ce qui sâest passé après  ? Eh bien, les bÅufs sont morts, de faim et de déshydratation, le dos lacéré de coups de fouet, et on sâest retrouvés, moi, papa et oncle Jimmy avec les chevaux qui tiraient les chariots. Lâargent disparaissait à toute allure, comme la nourriture, et on se regardait tous les trois en pensant la même chose  : quâest-ce quâon va devenir  ?
â Oncle Jimmy
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