Les Frères Sisters
me penchai pour respirer lâair marin. Lâhôtel était bâti sur une pente escarpée et jâobservai un groupe de Chinois avec leurs tresses, leurs costumes en soie et leurs chaussons couverts de boue, en train de pousser un bÅuf pour lui faire grimper la colline. Lâanimal refusait dâavancer et ils lui donnaient des claques sur la croupe. Ils parlaient une langue qui ressemblait à des pépiements dâoiseaux, des sons complètement différents et étranges, mais très beaux. Toutefois, ils ne faisaient probablement que jurer. On frappa à la porte et la propriétaire de lâhôtel, une femme rondouillarde aux lèvres fines et sèches, entra avec nos déjeuners, qui étaient tièdes, sinon chauds. La bière était fraîche et délicieuse, et jâen bus la moitié dâun trait. Je demandai à la femme combien mâavait coûté cette longue gorgée, et elle scruta le verre. «  Trois dollars, estima-t-elle. Avec les deux repas, cela fait dix-sept dollars.  » Comme elle semblait vouloir être payée sur-le-champ, Charlie se leva et lui tendit une pièce de vingt dollars  ; elle était en train de fouiller dans sa poche pour lui rendre la monnaie, quand il lui saisit le poignet en lui disant quâelle pouvait tout garder, pour compenser lâincorrection dont nous avions fait preuve en pénétrant sans permission dans la chambre de Morris. Elle garda lâargent, sans toutefois le remercier, et semblait, à vrai dire, mécontente de le recevoir. Lorsque Charlie sortit une deuxième pièce de vingt dollars et la brandit dans sa direction, le visage de la femme se durcit.
«  Quâest-ce que câest que ça  ? dit-elle.
â Pour le cahier.
â Je vous lâai déjà dit, je ne vous le donnerai pas.
â Bien sûr, vous allez le garder, nous souhaitons seulement pouvoir y jeter un coup dâÅil.
â Jamais vous ne le verrez  », répliqua-t-elle. Elle serrait les poings et ses mains étaient rouges  ; elle était profondément offensée. Elle sortit de notre chambre avec précipitation, sans doute pour partager avec ses employés sa dernière victoire morale en date, et Charlie et moi nous assîmes pour manger. La tristesse mâenvahit en pensant au sort de cette femme. Devant ma mine consternée, Charlie me dit, «  Tu ne peux pas dire que je nâai pas essayé avec elle  », et je devais admettre que câétait vrai. Soit dit en passant, la nourriture nâavait rien de remarquable, hormis son tarif. Lorsque la femme revint pour débarrasser, Charlie se leva. «  Eh bien  ?  » lança-t-elle dâun air supérieur, le cou dressé. Au lieu de répondre, Charlie plia les genoux et lui enfonça son poing dans lâestomac  ; la femme tomba alors à la renverse dans un fauteuil, et sâassit en se tenant le ventre, bavant, toussant et tentant de retrouver son souffle. Je lui apportai un verre dâeau, en lui présentant nos excuses et en lui expliquant que nous avions réellement besoin de ce cahier, et que, dâune façon ou dâune autre, nous lâobtiendrions. Charlie ajouta, «  Nous espérons ne pas vous faire plus de mal, madame. Mais comprenez que nous ferons tout ce quâil faut pour lâobtenir.  » Elle était dans un tel état dâindignation quâelle en resta muette  ; je ne croyais pas quâelle eût compris le sens de nos propos, mais lorsque je lâaccompagnai dans sa chambre, elle me tendit malgré tout le cahier, sans tergiverser. Jâinsistai pour quâelle prenne la pièce de vingt dollars supplémentaire, quâelle finit par accepter et dont jâaimais à penser quâelle atténuerait quelque peu lâaffront quâelle avait subi en recevant un coup de poing pareil mais je ne crois pas que ce fut le cas. Ni Charlie ni moi nâétions enclins à user dâune telle violence contre un être physiquement inférieur â la violence des lâches comme diraient certains  â, mais il sâagissait dâune absolue nécessité, comme le prouveront les pages qui suivent.
Ce qui va être retranscrit ici correspond aux passages les plus pertinents du journal dâHenry Morris quant à sa
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