Les Frères Sisters
fumé ensemble, le palefrenier et moi étions amis à nouveau. Je comprenais pourquoi il sâétait mis en colère. Il ne comprenait pas pourquoi je riais. Mais nous étions très différents, et nombreuses étaient les choses que je trouvais drôles qui auraient fait défaillir un honnête homme.
Ãtendu, Tub dormait et respirait profondément. Le palefrenier alla dans sa cuisine chercher une cuillère qui était restée dans une marmite dâeau bouillante. Il revint dans lâécurie en faisant passer la cuillère dâune main à lâautre, pour éviter de se brûler. Ses mains, du reste, étaient très sales, mais comme notre entente était encore fragile, je nâosai émettre de commentaire. En soufflant sur la cuillère, il mâenjoignit, «  Ne restez pas derrière lâanimal. Sâil se réveille comme lâavait fait cette génisse, il vous balancera un coup de pied dont vous vous souviendrez.  » Il enfonça la cuillère dans lâorbite, et dâun coup sec du poignet il sortit lâÅil â énorme, nu, luisant, et grotesque  â, qui atterrit sur lâaile du nez de Tub. Le palefrenier le ramassa et le souleva pour étirer le tendon, quâil coupa avec une paire de ciseaux rouillés. Le bout restant disparut dans lâorbite sombre. Puis, lâÅil dans la paume, il regarda autour de lui pour trouver un endroit où le poser. Il me demanda si je pouvais le prendre, et je refusai. Il sâéloigna avec lâÅil et revint sans. Il ne me dit pas ce quâil en avait fait, et je ne posai aucune question.
Il se saisit dâun flacon en verre marron et le déboucha. Il versa lâalcool à ras bord dans lâorbite de Tub. Quatre ou cinq secondes interminables sâécoulèrent, puis la tête de Tub se renversa en arrière, son encolure se cambra, il poussa un cri aigu et rauque, «  Hiiiii  », et ses postérieurs traversèrent le mur du fond de la stalle. Il bascula sur son dos puis se remit sur pied, haletant, sonné, et un Åil en moins. Le palefrenier dit, «  Ãa doit brûler comme lâenfer là -dedans, vu comment ça les réveille. Et pourtant, je lui ai donné une sacrée dose de laudanum  !  »
Entre-temps, Charlie était revenu, et se tenait debout tranquillement derrière nous. Il sâétait acheté un sachet de cacahuètes, quâil décortiquait et mangeait.
«  Quâest-ce qui se passe avec Tub  ?
â Nous lui avons enlevé son Åil, dis-je, ou plutôt cet homme lâa fait.  »
Mon frère plissa les yeux, puis sursauta. Il me tendit son sac de cacahuètes et jâen pris une poignée. Il le tendit également au palefrenier, mais lorsquâil remarqua les doigts poisseux de lâhomme, il le ramena vers lui, et suggéra, «  Et si câétait moi qui vous en mettais dans la main  ?  » Le palefrenier tendit sa paume ouverte. Nous étions tous les trois à manger des cacahuètes, debout en triangle. Je remarquai que le palefrenier les mangeait entières, avec la coque. Tub se tenait dans un coin, tremblant, lâalcool lui coulant sur la joue. Il se mit à pisser  ; le palefrenier se tourna vers moi, et me dit en mastiquant bruyamment, «  Si vous pouviez me donner ces cinq dollars ce soir, ça mâaiderait.  » Je lui tendis une pièce de cinq dollars et il la glissa dans une petite bourse attachée à lâintérieur de sa salopette. Charlie sâapprocha de Tub et scruta lâorbite vide. «  Il faudrait mettre quelque chose là -dedans.
â Non, dit le palefrenier. Il faut le laisser à lâair, et le nettoyer avec de lâalcool, câest ce quâil y a de mieux.
â Ce nâest pas beau à voir.
â Eh bien, ne regardez pas.
â Je ne serai pas capable de mâen empêcher. Est-ce quâon ne peut pas mettre un cache dessus  ?
â Le nettoyer et le laisser à lâair, répondit le palefrenier.
â Quand est-ce quâil pourra voyager  ? demandai-je.
â Tout dépend dâoù vous allez.
â Nous allons prospecter les rivières à lâest de Sacramento.
â Vous allez prendre le ferry  ?
â Ãa, je ne
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