Les héritiers
élu par acclamation. Le mardi 21 octobre, l’événement intéressa à peine les deux hommes assis dans la bibliothèque de la demeure de la rue Scott. Armand Lavergne fréquentait cet endroit avec une régularité absolument impensable du vivant de l’ancien propriétaire.
— «Ernest Lapointe, l’imposteur», commenta Edouard en lançant une feuille de papier dans les flammes du foyer allumé en face de lui. Franchement, tu exagères.
— Peux-tu me donner trois choses accomplies par ce type depuis son élection, il y a seize ans ?
Devant le silence de son interlocuteur, l’avocat enchaîna :
— Tu vois, tu ne peux même pas. Il n’a rien fait jusqu’ici, et maintenant il se présente comme l’héritier de sir Wilfrid.
— Il a réussi à réunir les délégués canadiens-français de la convention derrière le candidat de son choix. En quelque sorte, c’est un « faiseur de roi ».
L’affirmation laissa le visiteur sans voix. A l’instant où il s’apprêtait { protester, Edouard le fit taire en disant:
— Remarque, tu as aussi réussi à unir le Parti libéral.
Tous ses membres paraissent déterminés { t’empêcher de te présenter sous ses couleurs.
Lavergne encaissa la rebuffade difficilement. Il arrivait
{ l’âge où les bilans prennent une allure prémonitoire : son passé était le garant de son avenir, il ne ferait jamais mieux.
Les vingt-cinq prochaines années seraient sans doute une succession de rendez-vous manqués avec l’histoire.
— Tu as de quoi boire? demanda-t-il dans un soupir lassé.
— Tu seras sévèrement rationné ce soir. Mes réserves sont en chute libre, et le magasin m’accapare trop pour que je perde une demi-journée dans l’antichambre d’un médecin, et une autre { faire la file dans la boutique de l’une des quelques personnes à Québec possédant une licence de vendeur. Je suis vertueux par la force des choses.
Edouard se leva pour sortir une bouteille de cognac presque vide de son armoire.
— Tu sais, commenta encore le jeune marchand, la Grande-Bretagne a mis fin à la prohibition hier.
— J’ai lu cela dans les journaux. C’est curieux, n’est-ce pas ? Nous empruntons au Royaume-Uni et aux Etats-Unis toutes leurs mauvaises idées. L’impérialisme du premier, la prohibition du second. Nous devrions au contraire nous inspirer de la liberté anglaise de boire un verre en paix et de l’isolationnisme politique des Américains.
En tendant un verre à son vieil ami, Edouard le corrigea :
— Depuis la fin de la guerre, le président Wilson paraît disposé à faire la leçon au monde entier. Les États-Unis sont les grands vainqueurs de ce conflit. Bois lentement, je n’en ai plus.
— Ma vie me semble sur le point de prendre un tournant bien lugubre.
Le vieil adolescent avala le contenu de son verre d’une seule lampée.
*****
Depuis son mariage, Marie découvrait de nouvelles obligations. Le samedi 25 octobre, elle abandonna la direction du commerce
à
Françoise
pour
se
rendre
à
Saint-
Pascal-de-Kamouraska.
Tandis qu’ils descendaient { la gare du village, son mari lui expliquait encore :
— Je ne peux pas vraiment me dérober, tu sais. Comme je suis député de ce comté au provincial, personne d’autre que moi ne peut présider cette assemblée.
— Je sais, et puis c’est une bonne occasion de me montrer en ta présence. Tout le monde sera là, non ?
L’homme hocha la tête. La régularisation de leur situation lui permettait enfin de ne plus dissimuler une partie, peut-être la plus importante, de son existence. Bras dessus, bras dessous, ils marchèrent vers le centre du gros village, guidés par le clocher de l’église.
Devant le temple, ils trouvèrent une estrade déjà dressée, décorée
de
branches
de
conifères.
Des
dizaines
d’automobiles et des centaines de voitures tirées par des chevaux encombraient la rue principale et les quelques autres.
— Tout le comté semble s’être déplacé pour assister {
cette assemblée.
— Non, le comté est trop vaste pour cela. Les habitants de Saint-Pascal se trouvent là, de même que ceux des villages environnants. Cela donne tout au plus un millier de personnes.
Paul Dubuc avait une longue habitude de ce genre de manifestation politique. Au fond de l’estrade, plusieurs chaises formaient une ligne continue. Quelques notables y prenaient déjà place, dont un homme grand et fort au crâne dégarni. Ses moustaches en guidon de vélo
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