Les héritiers
des humeurs de sa compagne. La présence de son père, dont il émanait une autorité un peu mystérieuse, avait réprimé les expressions de cette frustration. Sa femme réservait alors ce genre de scène à l’intimité de la chambre conjugale. Cette retenue disparaissait maintenant, au détriment des autres occupants de la maison.
Après le second service, Elisabeth s’essuya la bouche et annonça en se levant :
— Si vous voulez m’excuser, puisque je n’ai plus faim, je vais passer à côté un moment.
— Maman, j’aimerais te parler tout { l’heure. Tu pourrais passer me voir dans la bibliothèque ?
— Bien sûr. A tout de suite.
La femme adressa un sourire à sa belle-fille en quittant la salle à manger, puis elle gagna la cuisine. La cuisinière s’activait devant l’évier, alors qu’une jeune domestique nourrissait l’héritier de la maison { la cuillère. Elle lui dit en souriant :
— Laisse-moi ta place, je vais m’occuper de ce gourmand.
Verse-moi plutôt une tasse de thé.
La jeune fille abandonna sa chaise un peu à regret pour aller chercher une toute petite théière dans un vieux buffet. Au cours des dernières semaines, la situation se répétait avec régularité.
Cet enfant demeurait agréablement inconscient des tensions entre les adultes. Elisabeth essayait de profiter de sa compagnie le plus souvent possible.
En posant la boisson chaude près de sa patronne, la bonne glissa :
— Je peux vous parler un moment?
— . . Oui, bien sûr. Tu préfères le faire tout de suite?
Le regard de la femme se dirigea vers la cuisinière. Sa jeune interlocutrice rougit un peu.
— Ce n’est pas un secret. Victoire prétend que vous allez quitter cette maison.
Elle parlait de la seconde employée.
— Oui, dans une semaine ou deux.
— Vous aurez besoin de personnel, sans doute.
— Sans doute.
— . . Je serais heureuse de rester à votre emploi.
La confidence fut suivie d’un silence intimidé. Elisabeth demeura un instant interloquée. Sa surprise monta d’un cran quand la cuisinière déclara, en garnissant le chariot lui permettant d’apporter le dernier service { ses jeunes patrons :
— Moi aussi, je ne dirais pas non { un changement d’air.
Elle sortit de la pièce sur ces mots.
— Si mes projets se réalisent, je quitterai bientôt cette demeure. Mais les personnes que j’embaucherai auront une tâche plus pénible qu’ici.
— La lourdeur de la tâche, ce n’est pas tout. Déj{, c’est si triste depuis la mort de Monsieur. Alors si vous partez aussi. .
La patronne acquiesça de la tête. Evelyne promenait son malheur de pièce en pièce. Elle devait faire payer ses petites misères aux employées, car son époux se blindait contre tous les reproches.
— Je vais réfléchir à cela. Quand ma propre situation sera un peu
plus
nette,
je
te
parlerai
de
mes
projets.
Je ne dis pas non, mais bien des choses devront être clarifiées.
La domestique prit cela comme un congé. La veuve consacra de nouveau toute son attention sur l’enfant. Le jeune Thomas allait sur ses quinze mois. Bien bâti, joufflu, il présentait sans vergogne sa bouche grande ouverte à sa grand-mère.
— Toi, tu promets d’avoir un solide appétit.
Le garçon fixait sur elle de belles billes bleues, les yeux de son père et de son grand-père.
— Je te souhaite juste de savoir le discipliner un peu. Un homme ne gagne rien à courir dans toutes les directions afin de se satisfaire. Non seulement il ne se trouve pas plus heureux, mais il sème la peine autour de lui.
La domestique baissa les yeux en entendant la petite leçon de morale. L’enfant se contenta de réagir { la douceur de la voix en s’agitant sur sa chaise, les bras tendus, un sourire béat laissant apercevoir quelques dents.
*****
Vers neuf heures, après qu’Évelyne se fut retirée dans sa chambre, Elisabeth frappa à la porte de la bibliothèque.
Depuis la signature du contrat de vente de la maison, elle avait adopté l’attitude d’une invitée.
— Oui, entre, répondit Edouard en quittant le siège derrière le lourd bureau en chêne.
Il se dirigea tout de suite vers la petite armoire contenant quelques bouteilles en disant:
— Je te verse un porto. Heureusement, il nous reste un moyen de contourner la prohibition, mais cela fait monter les prix.
Sa mère s’installa dans l’un des fauteuils près du foyer.
En acceptant la boisson, elle confia :
— Cette scène s’est
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