Les hommes dans la prison
le cri bariolé des affiches, la
voix persuasive des livres. Hier, il y avait au centre même de la vie, la
compagne, l’enfant, les amis, les camarades. Gens et choses lancés dans un
mouvement incessant, comme vous, avec vous. Et tout à coup : rien. Le
silence. L’isolement. L’oisiveté. La fadeur du temps vide.
Le coureur soudainement immobilisé éprouve une sensation de
choc. De même l’enfermé. Dans le désaxement complet de sa vie intérieure, tout
se déforme, les premiers plans s’exagèrent. Le moindre souci peut s’aggraver, devenir
hantise. L’imagination précise immédiatement en images ou sensations une foule
d’hypothèses que l’esprit normal refoule dédaigneusement. De multiples
observations, il résulte pour moi que l’immense majorité des enfermés vivent
avec une intensité particulière dans les premières heures de l’isolement, un
raccourci de toute leur future vie intérieure dans la geôle ; – qu’ils
déraillent tout de suite, le brusque passage de la vie active à la claustration
morte étant une cause largement suffisante de déséquilibre mental ; – que
tout de suite deux ou trois hantises les dominent, qui sont habituellement :
la préoccupation de leur « affaire » ; le souci des proches ;
la hantise sexuelle.
Tout encellulé a pour compagne l’idée fixe. Tout encellulé
vit tout de suite dans l’ombre de la folie.
… On n’apporte rien avec soi dans la cellule. On y trouve
parfois un livre. Pas une feuille de papier. Aucun ouvrage. Les prévenus ont la
faculté de demander du travail, mais plusieurs jours se passent avant qu’ils en
reçoivent et c’est invariablement un travail dérisoirement rétribué, d’une
abrutissante monotonie : tri de grains de café, confection de sacs de
papier, confection d’éventails en papier, pliage de cahiers d’écolier. Le même
geste insipide à répéter quelques milliers de fois par jour. J’admets que, pour
abrutissant qu’il soit, ce travail est encore, quand même, une distraction
physique, une diversion à l’obsession. Mais trop faible et bien de nature à
faire naître chez le sujet l’horreur pure et simple du travail. Les prévenus
peuvent aussi obtenir du juge d’instruction l’autorisation de recevoir du
dehors des livres d’étude ; c’est le salut. Cette démarche prend
malheureusement plusieurs jours. J’obtins sans peine l’autorisation, mais il me
souvient qu’on refusa de me remettre deux romans d’Anatole France et de Pierre
Loti, ces livres ayant sans doute paru au fonctionnaire préposé au contrôle ne
pas offrir matière à étude ; et dans cette pénitence, selon la
notion médiévale, que constitue encore la prison, même préventive, le détenu ne
doit pas se livrer à des lectures purement distrayantes. L’imbécillité
administrative apporta, par bonheur, des tempéraments à cette rigueur : ayant
argué d’« études littéraires », je pus recevoir des anthologies…
L’administration pénitentiaire s’enorgueillit d’ailleurs d’avoir
dans toutes les prisons des bibliothèques. À la Santé, elle prête un livre de
100 à 300 pages par semaine, à chaque détenu, sans choix préalable. Le guichet
s’ouvre, une voix vous jette : « Livres. » Vous passez le livre
qui est là depuis huit jours ; un autre, pris au hasard, dans le petit tas
qu’il a sous la main, par le condamné chargé de cette distribution, vous est
jeté… Le livre que je trouvai dans ma première cellule était un roman d’aventures
de Mayne Reid : chasseurs de scalps, trappeurs, forêt vierge – tout ce qu’il
faut, après tout, pour entretenir les instincts au repos des « terreurs »
de barrière. Le cinquième environ des pages manquaient : en revanche, les
marges s’agrémentaient d’inscriptions variées et même de dessins érotiques d’un
art prodigieusement primitif. La couverture et les bouts de pages étaient
tellement luisants de crasse que je luttai plusieurs heures avec le vide des
heures avant de me décider à toucher ce livre.
Le fond de la bibliothèque de la Santé me paraît composé de
mauvais romans d’aventures, de vieux livres de distribution de prix (Albert Cim),
de Mayne Reid, de Jules Verne, de romanciers amateurs inconnus et médiocres, probablement
achetés par l’administration complaisante précisément parce qu’invendables au
public, et d’une providentielle collection de Balzac. Plus tard je bénéficiai
de la possibilité de
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