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Les hommes dans la prison

Les hommes dans la prison

Titel: Les hommes dans la prison Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Victor Serge
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les minutes de leur dossier imaginaire. Ce sont les vrais
« coupables », noyés qui se cramponnent à des fétus de paille. Ils
rédigent, infatigables, de longs mémoires, soulignant à doubles et triples
traits des arguments « essentiels », arguant du Code appris par cœur,
entassant les moyens de défense, jusqu’à l’absurde, parfois jusqu’à l’aveu
indirect, mais irréfragable, de ce qu’ils nient. – Il y a ceux que dévore l’obsession
de la mort – et ils mourront dans la prison. Car la peur de la mort est déjà l’attirance
de la mort, la défaillance de l’organisme, la mort même. – Ceux qu’une anxiété
désespérée tend sans cesse vers quelqu’un, ailleurs, par delà ces murs. Obsession
de l’accident, certitude absolue – insensée – de la mort d’autrui. – Il y a les
obsédés de la haine, exécrant un juge, une « bourrique », une « tante »,
une « femelle ». Ce sont eux qui, après la prison, tuent. Ceux-ci ne
meurent jamais en prison. On peut vivre de haine et de meurtre.
    Les manies et les superstitions, coutumières à
divers degrés, chez tous les enfermés, sont phénomènes connexes à l’obsession. Le
lien entre ces aspects variés de la rupture de l’équilibre intellectuel, de l’anémie
de l’intelligence et de la volonté, est parfois apparent. Obsédés par le souci
de leur défense, nombreux sont les prévenus qui, très promptement, – en
quelques mois, – sont atteints d’une sorte de manie de la procédure. Ils
connaissent à fond le Code. Ils citent les paragraphes, les articles, les
interprétations, la jurisprudence. Ils y découvrent de nouveaux moyens de
défense. Ils sont incapables de soutenir une conversation de quelques instants
sans la ramener à l’Affaire et citer tel paragraphe de la loi. Les auteurs de
mémoires ont la manie d’écrire. Longtemps après leur condamnation, parfois dans
la sixième ou dixième année d’une peine, ils écrivent, écrivent encore – sollicitant
la révision, – et cela confère un sens à leur vie ; – et ils récitent par
cœur, avec une ardeur volubile, leurs arguments irrésistibles. L’insuccès ne
les décourage pas. Mais une autorisation d’écrire refusée les plonge dans la
fureur ou le désespoir. – Une foule de petites manies moins absorbantes
finissent par régler la vie du détenu, nées, celles-là, de l’impossibilité de
donner emploi à la volonté normale. Le peu d’objets personnels qu’il possède
sont classés, disposés d’une façon invariable : un bouleversement de cet
ordre ménager le met hors de lui (bien informés de cette faiblesse, les
gardiens usent largement de ces exaspérantes petites provocations que
constituent les fouilles de cellules et d’ateliers). Il enfile ses vêtements d’une
certaine façon, il a sa façon de se boutonner. En cellule il a sa façon de
marcher ; tant de pas dans tel sens. Jamais dans un autre…
    Plus malaisées à connaître sont les superstitions intimes
sur lesquelles des confidences seules peuvent faire la lumière. Mon impression
est qu’elles sont très communes, surtout chez les hommes qui ont un certain
développement intellectuel. – Il semble que plus le mécanisme cérébral est
complet, affiné, perfectionné, et plus il est sujet à des détraquements. – Les
brutes y échappent le mieux. Rare est celui qui n’a pas la superstition des
dates fastes ou néfastes ; – des rencontres ; – des rêves ; – des
nombres ; – des incantations mentales. « Si je compte trois fois
jusqu’à onze avant le prochain claquement de porte, ce sera bon signe. »
    Le développement du mysticisme est fréquent, mais comme un
phénomène nettement anormal. Le retour aux pratiques religieuses chez les
prévenus et les condamnés ne s’explique d’habitude que par le besoin de
distraction et l’espoir d’une protection ou de minimes avantages. Les vrais
croyants sont aujourd’hui assez rares. Un certain mysticisme assez pauvre est, en
prison, le partage de presque tous ceux auxquels se posent les grands problèmes
de la vie. Le régime tend, de façon continue, à diminuer la raison, à abolir la
volonté, à oblitérer la personnalité, à déprimer, accabler, user, torturer. Pour
ne pas retomber plus ou moins à des formes primitives de l’esprit religieux, il
faut un travail intellectuel assidu à peu près impossible – ou des convictions
faites, d’une vigueur exceptionnelle.
    La seule

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