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Les hommes dans la prison

Les hommes dans la prison

Titel: Les hommes dans la prison Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Victor Serge
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réaction saine de l’organisme contre ces
emprises incessantes, multiples, insidieuses, harcelantes de la folie, c’est la
joie.
    Nous avons tous une énorme puissance de vitalité. Un tel
amour de la vie nous pénètre qu’il suffit parfois de la moindre impulsion
extérieure, pour qu’instantanément monte en nous la flamme de la joie. Et nous
sommes élevés au-dessus de nous-mêmes, du présent, du désespoir, de la prison.
– Je demandai autrefois à un camarade dont je connaissais bien la vie d’écrasé,
remplie par la misère, une lutte sauvage dans les bas-fonds des grandes villes,
et la prison, – au droit commun naturellement, – quelle avait été l’heure la
plus heureuse de son passé. Il me répondit :
    – C’est à la Maison d’arrêt de V…, une nuit de Noël. J’étais
seul. Il faisait chaud. J’avais un bon livre et du vin… Je me suis tout à coup
senti si bien, si calme, si content de penser, si content de vivre…
    Chez ceux qui se défendent avec succès contre le
détraquement, l’intensité de la vie intérieure amène à une conception plus
haute de la vie, à une conscience plus profonde du moi, de sa valeur, de
sa force. La victoire sur la geôle est une grande victoire. On se sent par
moments étonnamment libre. On sent que, si cette torture ne vous a pas
brisé, rien ne pourra plus vous briser. On oppose en silence à l’énorme machine
pénitentiaire la fermeté et l’intelligence stoïque de l’homme plus fort que la
souffrance de sa chair et plus fort que la folie. – Et, quand un large rai de
soleil inonde la fenêtre à barreaux, quand une bonne nouvelle arrive du dehors,
quand on a réussi à remplir la morne journée de travail utile, il advient qu’une
joie inexprimable monte en vous comme un hymne.
    Les gardiens s’étonnent d’apercevoir à travers le judas un
front rayonnant et des lèvres au mutisme insolite : car toute la joie de
vivre y affleure en un cri retenu.

8. On vit pourtant…
    La cellule où je devais vivre le plus longtemps – un an – m’éblouit
quand j’y entrai. Une haute et large fenêtre rayée de noir par les barreaux, y
déversait, me sembla-t-il, une abondante lumière. Deux mois de séjour dans une
cellule plus terreuse m’avaient déjà atrophié la vue. Les vitres ondulées ne
laissaient entrevoir que confusément, de l’autre côté du chemin de ronde, la
muraille grise. Le vasistas ouvert, je pouvais en me plaçant d’une certaine
façon découvrir, haussé sur la pointe des pieds, un triangle de ciel : moins
d’un décimètre carré. L’été surtout, je contemplais souvent, comme du fond d’une
fosse, ce ciel émouvant : qu’il fût de ce bleu léger – nuancé de gris
cendré – des ciels de Paris après la pluie ; – blanc et lourd quand
stagnent les brumes ; – lumineusement, implacablement bleu, de ce bleu dur
qui a fait clamer un poète.
    Où fuir dans la révolte inutile et perverse ?
    Je suis hanté. L’Azur ! L’Azur ! L’Azur ! L’Azur ! [11]
    et qui me bouleversait brutalement, toute « littérature »
abolie. C’était une sensation inexprimable. Quelle part y était plus grande, de
joie, de souffrance à la fois refrénée et cultivée, de sérénité à la fois profonde
et active ? – Peu importe.
    L’hiver, un squelette d’arbre défeuillé dressait
au-dessus de la muraille les ratures confuses de ses branchages. Je pensais :
« C’est le boulevard. » Je ne savais pas lequel. Le chauffage central
ne fonctionnait guère. On était transi plusieurs heures par jour. L’électricité
s’allumait tôt ; mais la lampe, faible et placée trop haut, ne laissait
tomber sur le livre qu’une lumière insuffisante. Les yeux brûlaient. Cela
valait mieux pourtant que le jour noyé de cendres.
    Mon tour de promenade survenait parfois de bon matin, vers
huit heures. Tourner d’un pas agile, en cage, mais à ciel ouvert, dans l’air
froid, dans la pénombre du petit jour. Horizon fermé : le quadrilatère des
bâtiments rectilignes, massifs, noirs ; sur ce fond de maçonnerie obscure
rougeoient les rangées de fenêtres oblongues à barreaux. On dirait une bizarre
fournaise vue du dehors. – Il arrivait qu’un cri pantelant s’accrochât quelque
part à ces barreaux. Un homme, hissé dans son alvéole de briques et de ciment, par
un véritable exploit d’acrobate, à sa fenêtre, hurlait à la lumière, à l’air
libre. Les hurlements s’éteignaient, reprenaient,

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