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Les hommes dans la prison

Les hommes dans la prison

Titel: Les hommes dans la prison Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Victor Serge
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meurtris par des sabots inaccoutumés, la crampe qui monte
dans les jarrets, la faim qui pince dans les entrailles, la courbature des
épaules et que les jours n’en finissent plus. C’est une autre ronde sans arrêt
dans la grande ronde. Hautereau est entré. Réduits au pain sec et à la soupe du
matin, les punis marchent vingt minutes les bras croisés sur la poitrine, puis
vingt minutes les mains derrière le dos. De vingt en vingt minutes, ils ont dix
minutes de repos sur les tabourets de ciment, les pieds joints, les coudes au
corps. Ils font quarante-cinq kilomètres par jour, entre ces murs suant la
folie. Vers le dixième jour, l’homme emporté par la cadence, chancelle à chaque
tour, les pieds couverts de petites plaies. S’il refuse de marcher, on le jette
au cachot. S’il tombe, on l’isole à l’infirmerie pendant une huitaine ; les
pieds pansés, l’organisme restauré par quelques bols de bouillon, il reprend sa
place dans la ronde des affolés.
    – Quarante jours, pense Hautereau. Y m’faudra bien deux
voyages à l’infirmerie pour les tirer.
    Ce qu’il ne sait pas, c’est qu’il devient fou. Nous le
savons bien, nous. On l’appelle parfois le louf. Pendant qu’il tournera
là, livré comme tous ces pantins détraqués, aux obsessions, le ver qui creuse
son cerveau débilité en achèvera la ruine. Tourne, vieux, tourne !
    Hautereau a l’obsession la plus commune après l’obsession
sexuelle : celle de l’affaire. Voilà six ans qu’il rumine son affaire, se
persuadant chaque jour mieux qu’il est innocent – ce qui est faux – qu’il est
une victime – ce qui est vrai – et qu’il n’y a pas de justice, ce qui est
encore vrai. Il médite des mois durant les mémoires qu’il prétend envoyer au
ministre de la Justice, à la Cour de Cassation, au président de la République. Quand
on lui permet d’écrire, il noircit des pages d’un texte serré plein de
citations du Code apprises par cœur, de considérants extraits de jugements
oubliés, d’arguments spécieux sur des témoignages de témoins morts ou disparus,
oubliés, eux aussi, depuis des années. Les passages importants sont deux et
trois fois soulignés. Garde-chasse dans un pays boisé, Hautereau prélevait un
droit de mâle sur les filles qui venaient ramasser du bois mort dans ses terres.
Une chambre correctionnelle lui asséna d’abord six mois de prison. Six mois
pour avoir troussé dans un bois une fille, une voleuse, qui couchait avec tous
les charretiers du village voisin, et « qui m’courait après elle-même pour
que j’voie rien », six mois sans battre les bois qu’il hantait toute l’année,
de l’aube à la nuit, cela lui parut une iniquité sans nom et un supplice
intolérable. Un avocat de province lui recommanda de soulever la question d’incompétence
et de réclamer la cour d’assises, où l’acquittement semblait possible. La cour
d’assises asséna au misérable sept années de travaux forcés, bientôt commués, sur
demande des jurés, en sept années de réclusion. Tant de peines différentes pour
un acte si naturel désaxèrent sa raison.
    Les murs de la salle se renvoient indéfiniment le claquement
sec des sabots. Le silence et l’immobilité des pauses semblent strier de bandes
jaunes la trame grise du temps. Sept hommes tournent là sans arrêt. L’Asperge, italien
bigame, coupable de correspondance illicite avec sa femme : quinze jours. Floc
et Taupin, deux « jeunots », deux « petits macs », l’un de
la porte de Clichy, l’autre de la place Blanche. Floc a des jarrets d’acier et
un regard en coulisse plus méchant qu’une injure. Toutes les quatre-vingts
secondes Menton-de-Galoche, que son grillage ne protège point contre les
maléfices, rencontre ce regard inquiétant, mais comme Floc marque le pas sans
lassitude depuis vingt jours, le gaff n’a rien à dire. Il se rattrape
sur Taupin qui n’est plus qu’une loque agitée de mouvements désordonnés, aux
pieds saignants. Taupin croit par moments qu’il va tomber, tant la tête lui
tourne : et cette affreuse brûlure aux talons, aux chevilles, aux
articulations des doigts du pied rabotées depuis vingt-neuf jours par les
sabots. « Ah, vivement la crève ! » pense-t-il. Mais la voix du
gaff le flagelle : « Plus vite que ça, Taupin ! Ouste ! »
Et Taupin soulevé par cette voix comme une loque par un grand vent fait un bond.
Hautereau voit moins bien les trois autres formes

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