Les hommes dans la prison
dansantes, car elles le suivent
plutôt dans la ronde et ce n’est qu’en tournant qu’il aperçoit nettement
derrière lui une grosse tête figée dans une grimace de fureur et de dégoût, une
autre, sans expression qui a des lunettes et la dernière si nulle qu’elle ne
compte pas. Toutes les silhouettes dansent. Tous les masques grimacent et
ricanent. La salle est grise striée de bandes jaunes. Il n’y a plus que cela de
réel.
27. Latruffe.
Le quartier cellulaire est dans la prison, une autre prison
complètement isolée par un mur d’enceinte. Trois étages de cellules noires, demi
noires et claires. Deux rangs de cachots. Des préaux de promenade triangulaires
découpant un demi-cercle de maçonnerie dans une cour distincte. Dans une
cellule du rez-de-chaussée, un petit bureau presque confortable, frais l’été, tiédi
l’hiver par un calorifère, est celui du maître de céans, l’énorme Latruffe, correct
dans sa bouffissure blême, bleuâtre aux joues. Son képi paraît trop petit pour
sa tête évasée vers le bas, en forme de poire. Ses mains boudinées jouent sans
cesse avec le trousseau de clefs dont il ne se sépare pas plus qu’un musulman
de son chapelet. Il reçoit les punis avec un large sourire lunaire, ouvert sur
des dents moisies et il leur bourre les côtes de coups de clef hypocrites.
– Faut faire semblant de rien, expliquent les initiés. C’est
c’qu’il aime. Alors, y s’en va en rigolant tout seul et y t’laisse la paix. Mais
si tu t’rebiffes, y n’te lâche plus, y t’f’ra pisser l’sang. L’en a des trucs !
Ainsi l’hiver y t’mène laver la tête au robinet et y t’laisse pas l’temps d’t’essuyer,
qu’tu claques des dents jusqu’à midi. L’été y t’donne à boire une eau qu’on
peut pas boire, j’sais pas c’que c’est : fade et drôle comme si on avait
craché d’dans. Ça n’m’étonnerait pas d’lui. Et quand tu t’penches le soir, pour
prendre ta paillasse, y n’te rate pas l’coup d’clef en douce, dans l’dos. Gueule
pas ! Y t’mettrait les fers avec un rapport ou qu’y dirait qu’t’as voulu l’tuer…
– Si t’es un homme, un vrai, y a encore la bonne
manière d’lui parler. T’as qu’à lui dire, comme ça, gentiment : « Écoute,
mon vieux Latruffe. Si tu veux avoir ma peau, tu l’auras. Mais moi j’tâcherai d’avoir
la tienne le premier. Maintenant tu peux commencer. Faut pas t’gêner. » « Seulement,
si tu lui dis ça, faut qu’ça soit sérieux. Sinon, il a un flair extraordinaire,
ce salaud-là, pour voir c’qu’t’as dans l’ventre et les bluffeurs, y les fait
payer double. »
Toutes les deux ou trois heures, quand il en a envie, Latruffe,
déposant sur sa table le Petit Parisien plié avec soin, prend sa lanterne
sourde et descend aux cachots.
Une obscurité humide, presque palpable ainsi qu’un gros
brouillard, règne dans ces alvéoles de ciment à moitié souterraines. Elles
contiennent une natte tressée et une tinette. L’obscurité y est si dense, que
les bras désespérés l’étreignent, que les yeux écarquillés l’absorbent ; et
elle pénètre l’homme en quelques heures, par tous les pores. Aucune notion du
temps n’existe plus, la succession des jours, attestée par la boule de pain du
matin, se perd, brouillée dans les ténèbres. La raison vacille : cette
lumière intérieure succombe sous la nuit. On sort d’ici malade, les yeux
clignotants, l’âme aveuglée, pareil à un oiseau de nuit lâché en plein soleil. Sortant
d’ici on sort de la folie (à moins qu’on ne l’emporte avec soi). Quatre sortes
d’idées fixes hantent ces oubliettes : l’horreur de l’injustice (obsession
de l’affaire : « Je suis innocent » ou « Je suis trop
durement frappé, c’est inique ») ; le désir charnel (parfois la
jalousie) ; l’horreur de la mort (celle des êtres chers, transformée par
les ténèbres en certitude) ; la peur de mourir. On ne choisit pas son
obsession.
Les larves humaines vivant dans ces grottes rectangulaires
entendent venir, de loin, le pas mou du gardien. L’homme aux fers dont les bras
sont ankylosés et les mains rivées derrière le dos, pleines de fourmillements, se
redresse à l’espoir de quelques gorgées d’eau. Le demi-fou qui, tour à tour, tourne
dans les ténèbres ou gît prostré sur sa natte, le cerveau envahi par l’image d’une
enfant morte – il voit le dernier sourire tendu des lèvres bleuâtres,
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